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«Le cinéma iranien refuse la moralisation»
AGNÈS DEVICTOR, DOCTEUR EN SCIENCES POLITIQUES ET SPECIALISTE DU CINEMA IRANIEN
Publié dans L'Expression le 08 - 05 - 2005

C'est dans les années 60 que la liberté esthétique «pousse» dans les films iraniens et marque sa modernité, son évolution.
C'est parce que «le cinéma n'a pas un seul visage mais plusieurs facettes», comme l'a dit si bien Aldo Harlot, le directeur du Centre culturel français, mardi, que l'ambassade de France, décidé cette fois plus que les autres, de promouvoir tous les cinémas du monde. Ainsi, à la suite des succès des films que l'ambassade de France récemment a soutenus lors de leur lancement en Algérie: Chouchou de Merzak Allouache , Comme une image de Agnès Jaouis, Alexandrie... New York de Youcef Chahine et Dans Tes rêves de Denis Thybaud... le CCF a eu l'idée de poursuivre cet intérêt pour le cinéma en proposant régulièrement à partir du 9 mai prochain à raison de deux séances, tous les lundis, des classiques ou des nouveautés du cinéma français. «Le cinéma étant une tradition bien ancrée en France, nous avons pensé continuer dans ce sens, toujours avec nos partenaires algériens», fait remarquer le directeur du CCF. Cette initiative sera renforcée, nous indique-t-on, chaque fois que la possibilité sera offerte par la présence de professionnels du cinéma (metteurs en scène, comédiens, producteurs, critiques, historiens... Ainsi, c'est dans ce cadre que deux individus du monde du cinéma ont été les hôtes cette semaine du CCF. Jean-Michel Frodon est le directeur de la rédaction des Cahiers du cinéma depuis 2003. Il a présenté le 2 mai dernier, une conférence sur le cinéma «Nouvelle vague d'hier et d'aujourd'hui, à la filmathèque» Mohamed Zinet. Agnès Devictor, docteur en sciences politiques comparative et spécialiste du cinéma iranien, a animé des débats suite à la projection de films iraniens sélectionnés par ses soins et présentera une conférence sur «La réponse des réalisateurs face au contexte de production économique et politique difficile en Iran entre 1979 et 2004». Titulaire d'une thèse de sciences politiques consacrée à la politique culturelle de la République islamique d'Iran, Agnès Devictor a effectué des recherches de 1994 à 1998 à Téhéran, notamment au sein des principales institutions cinématographiques. Elle a collaboré à différents festivals de cinéma et enseigné à l'université d'Avignon. Elle nous parle ici de l'essor du cinéma iranien, de son parcours et des raisons qui l'ont conduite à bénéficier d'une reconnaissance internationale, aujourd'hui, malgré un contexte politique économique et idéologique qui est apparu particulièrement hostile au développement du cinéma national, après la Révolution islamique de 1979...
L'Expression : D'abord pouvez-vous nous éclairer sur les raisons de votre présence ici, via le CCF d'Alger?
Agnès Devictor : J'étais très touchée par l'invitation du CCF qui reflète bien pour moi, combien le cinéma peut nous aider à circuler, à échanger des idées et à déplacer des frontières. C'est-à-dire que c'est le centre culture français qui m'invite pour parler du cinéma iranien à Alger ! Rien de très cohérent à cela. Mais la planète cinéma, c'est cela : essayer de comprendre le monde qui nous entoure et c'est sans frontières, j'ai été donc très touchée par cette invitation d'autant que cela fait très longtemps que je voulais venir en Algérie, mais plus pour rencontrer des gens, travailler, être face à des questions concrètes, à mon univers professionnel que faire du tourisme.
Quels sont les films qui ont été projetés et sur quelle base s'est fait leur choix?
On a arrêté un programme autour de 3 films, Le Vent nous emportera de Abbas Kiarostami, Le ballon blanc de Jafar Panahi et Ten, un autre film de Kiarostami. Ce sont ses deux derniers longs métrages fiction et c'est le premier film de Jafar, qui lui a permis de remporter la Caméra d'or en 95, à Cannes. Ce dernier est l'assistant du 1er. «Ce qui m'a intéressée, en juxtaposant ces films, c'est de montrer qu'à l'intérieur même d'une école, d'un même mouvement, il y a des gens qui travaillent ensemble, mais font des films différents même s'ils possèdent une vraie cohérence artistique.
Comment expliquez-vous aujourd'hui que le cinéma iranien ait pu bénéficier d'une telle reconnaissance internationale malgré une situation politique faite d'oppression et d'interdictions?
On peut donner une réponse très brève en disant c'est la modernité cinématographique. On peut expliquer cet essor du cinéma iranien par plein de facteurs différents dont un qui me paraît le plus important c'est l'intervention publique qui a soutenu un cinéma en pleine crise. Cette intervention publique a eu comme revers une censure très forte. C'est vrai. Mais elle a eu aussi comme effet de mettre de l'argent sur la table et de permettre à des films d'être produits, distribués et d'être vus. Ce qui, aujourd'hui, dans le monde est rare. Déjà pour moi, l'intervention publique a contribué à faire renaître le cinéma iranien. Néanmoins, le cinéma iranien existait avant la révolution. Les films de Kiarostami qu'on a découverts dans les années 80, on s'est rendu compte que 20 ans avant, il en avait fait de très beaux et qu'ils étaient d'une richesse esthétique tout à fait comparable. On ne les connaissait pas. Il a fallu cette rencontre lors de festivals, puis une politique du cinéma, un facteur conjoncturel et puis voilà, il y a un monsieur et son frère, Phillipe et Alain Galadeau qui ont vu un film iranien en 85 et l'ont sélectionné à leur festival. Puis, cela a suscité des interrogations puis un intérêt. Ces gens-là sont des passeurs qui vont transmettre ce qui leur semble intéressant à des cinéphiles. Et le cinéma est ce que je vous disais, une communication, une communion. C'est vrai que ce sont eux qui ont permis la découverte de ce cinéma. Maintenant, s'il y a un cinéma iranien riche et s'il est vieux aujourd'hui, c'est avant tout parce qu'il y a un cinéma et des oeuvres. Il y a des pays qui ont une production cinématographique moindre, mais qui n'ont pas eu cette forme d'innovation esthétique qu'a connue l'Iran. De toute façon, on n'aurait pas découvert le cinéma iranien et cela ne durerait pas depuis 25 ans, s'il n y avait pas eu avant tout une très grande force créatrice des réalisateurs.
Quelle est la particularité du cinéma iranien? Peut-on connaître un peu son parcours?
Pour devenir un loisir populaire, cela a pris du temps. Il n'y avait que les classes très riches, occidentalisées qui allaient au cinéma. Le cinéma en tant que production nationale arrive relativement tardivement, d'abord tiré par des films très influencés soit par l'Occident soit par l'Inde, mais pas tout de suite avec une force nationale comme avec le cinéma égyptien. Néanmoins, à partir des années 60, on va avoir des artistes modernes qui vont introduire, notamment dans la poésie des ruptures par rapport à ce qu'on écrivait depuis des siècles. Ils vont se demander ce qu'ils feraient en termes de rupture esthétique s'ils faisaient du cinéma. Aussi, à partir des années 60, nous avons une modernité cinématographique proche du néoréalisme et de la nouvelle vague en plus d'une touche iranienne. Ce qui est intéressant de souligner, c'est de savoir que cette graine esthétique a été plantée dans les années 60. Elle a poussé malgré tout à la période impériale qui était terrible d'un point de vue de la censure et pendant la révolution et pendant la République islamique, qui a été plus terrible. Ces films-là sont très minoritaires au sein de la production iranienne. 90% sont des mélodrames ou des films style hollywoodien. Dans les 10 % des films, il y a cette tranche reconnue par la cinéphilie comme de très grands films de cinéma. Moi, ce que je trouve formidable c'est contre le vent de la censure impériable de l'époque et ils vont continuer parce qu'ils ne sont pas dans le discours, dans la démonstration, ni dans la narration. Ils n'ont rien à prouver. Ils n'ont pas d'idées politiques à véhiculer. Bien sûr qu'ils parlent de politique ! Ce sont des films qui refusent, non pas la morale mais la moralisation. Ils vous laissent libre. Cette liberté-là, ils l'offrent dans les années 60 et continueront à l'offrir jusqu'à aujourd'hui. Pour moi, c'est ce qui est symptomatique dans le cinéma iranien.


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