A l'écouter, c'est au moins aussi délicieux qu'un Temps de lire, car nous sommes comme ehl el andaloûs, nous comprenons au seul signe. Des allusions, des formules imagées, des signes, il y en avait; tout était intelligence, poésie et raffinement musical supérieur. Le fort volumineux Livre de notre exceptionnel patrimoine musical a été entrouvert à l'une de ses sections spécifiques et, particulièrement, à l'une des pages de telle section portant sur la musique arabo-andalouse. Les initiés désignent cette musique par le vocable «çan'a», entendre musique «élaborée», «façonnée», «travaillée artistiquement». Elle est le produit d'un «savoir-faire», le produit d'un «métier», d'une «çan'a». De fait, étant parmi les préférées du regretté el hâdj Omar Bensemmane, Noûbat el Hassîne (mode de musique arabo-andalouse, mais aussi seconde corde du violon, le ré) a été, par excellence, la nouba de ce grand soir musical de lundi 30 mai, organisé au Palais de la culture Moufdi-Zakaria à Alger. L'initiative méritoire revient à l'Association Culturelle et Musicale Mezghenna présidée par l'ingénieux Réda Bestandji en collaboration avec la direction du Palais de la culture. L'assistance nombreuse et mélomane a écouté un programme de grande qualité: un prélude sympathique avec de jeunes enfants, filles et garçons, dirigés par Melle Hakima, suivi de Noûbat el Hassîne par l'orchestre de l'Association Mezghenna sous la direction du Professeur Kamel Belkhodja, puis un récital Haouzi par Abdelkader Rezkellah, enfin des morceaux choisis de noubat Zidâne par Melle Chahra Boukenken dont la belle voix éclatante et trillée incite, en dépit de la trop forte variation de la tessiture, à de vifs compliments. Certes, il y a eu heureusement déjà de nombreux hommages rendus à des artistes et généralement à des hommes de culture. Mais s'agissant du regretté el hâdj Omar Bensemmane (1906-1972), l'hommage a été rendu, en fait - et c'est très important - à un dépositaire rare du merveilleux répertoire de la musique arabo-andalouse. Ce conservateur remarquable et scrupuleux de la chose juste en musique qui, encore jeune homme, avait une échoppe de cordonnier dans l'ancienne rue Benachère à la Casbah d'Alger, fut petit à petit impressionné par une catégorie de clients qui appartenaient au milieu musical algérois. Curieux et doué d'une bonne mémoire, il s'intéressa de plus en plus à leurs fréquentes conversations de musiciens avisés et souvent il n'hésitait pas à leur poser des questions surtout sur la manière d'apprendre et d'interpréter le répertoire de l'art musical andalou. Lorsqu'il ouvrit un modeste atelier de bottier, plus loin, dans l'ancienne rue Eugène Robe (l'actuel Hay El Kettani) à Bab El-Oued, certains grands chanteurs et instrumentistes allèrent le retrouver pour son travail parfait d'artisan, pour le bon accueil qu'il leur réservait et, sans aucun doute, en raison de son vif engouement pour l'apprentissage des qaçâid et d'un instrument de musique. Parmi eux, il y eut de grands maîtres de la musique savante du Vieil Alger: le distingué musicien Laho Seror, Mahieddine Lakhal, Makhlouf Bouchaara, Ahmed Sebti,... Lorsque la société El Djazaïria fut créée le 27 janvier 1930, il en fut un des membres fondateurs avec notamment Mohammed Ben Teffahi qui, disciple de Sfindja, fut nommé professeur principal et eut pour adjoints Mahieddine Lakhal et Ahmed Sebti. Notons que la création de cette société, à l'instar de deux autres (El Moussilia et El Gharnata) «s'inséra dans le mouvement de résurrection culturelle». L'appellation d'El Djazaïria exprimait «la volonté d'affermissement d'une personnalité algérienne, non étouffée, voire recrudescente». El hâdj Omar Bensemmane y compléta sa formation initiale, aux côtés de ses condisciples (Mohammed et Abderrazak Fakhardji, Abdelkrim Mehamsadji, Mustapha Kachkoul, Kheyreddine Hassan Khodja, Mohamed Mazaache et, un peu plus tard, Sadek El Bedjaoui). Ensuite, inlassablement, grâce à une mémoire prodigieuse, à une singulière sensibilité aux rythmes les plus complexes et à un sens aigu de la mesure musicale arabo-andalouse, grâce aussi à une rigueur très forte d'un authentique artiste, il emmagasina des conseils précieux sur l'art de jouer d'un instrument (le violon arabe était sa prédilection). Et surtout, il ne cessa d'appliquer les recommandations spécifiques recueillies auprès de ses grands maîtres pour que le chanteur respecte complètement l'ensemble des techniques traditionnelles puisées aux sources même du répertoire de la musique andalouse. Tout ce fonds de connaissances inestimables, el hâdj Omar Bensemmane l'a livré à ceux qui lui ont manifesté, peu ou prou, leur véritable amour pour ce patrimoine musical unique et universel. Il l'a transmis quelque peu à sa famille, à ses frères Mohammed et Abdelkader (un virtuose de la mandoline, et chahid de la Révolution), à son cousin Mohammed Bensemmane; il l'a enseigné aux jeunes; il l'a enseigné aux moins jeunes; il l'a toujours offert de grand coeur aux professionnels, aux chanteurs, aux musiciens et aux instrumentistes qui, chacun selon sa vocation, l'ont reçu sans retenue. C'était toujours quelque chose de beau, quelque chose de grand, quelque chose de précieux qu'ils se devaient, eux aussi à leur tour, perpétuer dignement pour le préserver des vicissitudes du temps et du mépris de l'ignorant orgueilleux. Pour l'heure, son fils Yacine, riche de l'enseignement de son père, semble tout désigné pour assurer l'indispensable relève. Au reste, celle-ci a déjà heureusement commencé, à en juger la belle collaboration de Yacine Bensemmane avec la brillante Beihdja Rahal. (Sources : Pour l'amour de la nouba, K. M'Hamsadji s'entretient avec Ahmed Serri, L'Expression du 3 mars 2003 et L'Emergence artistique algérienne au XXe siècle par Nadya Bouzar-Kasbadji, OPU , Alger, 1988)