S'il est une région en Algérie où le melhoun, poésie en arabe maghrébin, a donné ses plus beaux fruits, c'est sans conteste dans cette Oranie où se mêlent harmonieusement chant citadin et chant bédouin depuis des siècles. Mais le chant bédouin reste sans aucun doute le chant dominant et la floraison de poètes populaires de l'école bédouine est sans commune mesure avec le nombre, somme toute assez modeste, de poètes du genre citadin. Nous savons que malgré l'existence d'une tradition citadine très ancienne et toujours vivace dans cette partie de l'Algérie, depuis Siga, la capitale du royaume berbère de l'Ouest algérien, jusqu'à Tlemcen, Tiaret, Ténès, Mazouna et Mostaganem, pour ne citer que ces villes-là, la balance a régulièrement penché du côté du monde bédouin. Bédouins zénètes et arabes dont la fusion, lente mais sûre, a donné ses caractéristiques actuelles à l'immense majorité de la population présente de l'Oranie. Mais la fusion des populations ne va pas sans acculturation réciproque, et il s'est produit deux phénomènes importants pour l'avenir linguistique et culturel de cette région : l'arabisation linguistique presque complète des Berbères et un autre phénomène dont on ne parle pas assez et qui est la berbérisation culturelle des Arabes. On peut dire que les Zénètes s'arabisaient en adoptant la langue et la mémoire des Arabes, pendant que les Hilaliens, parallèlement, se berbérisaient en adoptant les us, les coutumes et l'environnement des Berbères. Ceci pour dire qu'il est imprudent de confondre, comme certains esprits naïfs ou intéressés le font, bédouinité et arabité, et qu'il est injuste de mettre au seul crédit de l'arabité ce qui a toujours, peut-être, appartenu au monde berbère ancien. Cela dit, nous croyons, quant à nous, que l'une des plus belles conquêtes de cette synthèse berbéro-arabe est la poésie melhoun dont l'une des modalités de performance est le chant bédouin. » Le chercheur en poésie populaire, Ahmed Amine Dellaï, annonce le ton en introduction. Intelligemment et sans prendre à aucun moment la place de ses illustres hôtes, les ciseleurs de la métaphore, à l'instar de Sidi Lakhdar Benkhlouf, Habib Benguennoun, Abdelkader El Khaldi, Mostefa Ben Brahim, etc, l'auteur de cette superbe anthologie intitulée Paroles graves et Paroles légères - Kalam El Jad oua kalam el Hazl - nous convie à une délicieuse ballade à travers quelques œuvres-phares des chantres les plus représentatifs de la poésie populaire de l'Oranie. Les textes explicatifs sont courts. Concis. La langue de présentation est aérée, humble face aux destins de ces aèdes qui ont su, mieux que tout le monde, dire le pays traversant les âges et les modes. Ne se suffisant guère d'aligner les poèmes de chanteurs bédouins dans leur chronologie historique et se refusant de faire dans le « catalogage » hâtif, Amine Dellaï, féru de culture du terroir jusqu'à la moelle, trace les itinéraires de manière superbement agencée - et ce qui ne gâte rien, dans les deux langues : la langue d'origine (l'arabe maghrébin gorgé de métaphores) et la langue française dans ses ressourcements raffinés. Ici et là, Dellaï insiste sur une date symbole dans la marche du peuple, une filiation historique, une confluence linguistique. Précieux et méthodique dans l'éclairage de ces artistes singuliers parce que irrévérencieux à tous les ordres établis, Amine met aux devants les fabuleux destins de ces hommes certainement en avance sur leur temps. Des hommes qui ont signifié, par leurs apports artistiques (en toile de fond), l'Algérie de la témérité, l'Algérie des luttes émancipatrices et l'Algérie des amours et des désamours dont on ne trouve aujourd'hui, hélas, nulle trace dans les manuels rédigés par l'histoire officielle. L'Algérie du souffle humain et de l'entrecroisement des cultures maghrébines est partout présente dans ce livre qu'on découvre au fil des pages comme on découvre un conte merveilleux pour adulte en mal de repères. Les poésies portées sur ce livre sont de haute facture esthétique et culturelle parce qu'elles racontent le vécu dans son immédiateté ressentie, dans ses pulsions amoureuses et ses amertumes irréversibles. Le somptueux livre édité par l'Enag, avec le concours du commissariat général de l'Année de l'Algérie en France, évoque principalement les tourments existentiels de quelques grands poètes mûris trop tôt par l'adversité. Des poètes du petit peuple, restés debout parce qu'ils ont su écrire fidèlement et chanter éloquemment l'Algérie multiple (déjà !) dans ses contraintes sociales et ses aspirations contrariées. Ils parleront de leurs sentiments amoureux, des tendresses qui accompagnent par l'esprit et le cœur l'être cher, mais aussi des territoires de leur quête ininterrompue du bonheur dans ses versions simples et anodines. Bardes insurgés et chanteurs iconoclastes, ils savaient dire mieux que tous les livres de philosophie, l'indignité de ceux qui refusaient - et qui refusent toujours - de s'éloigner du dogme, en d'autres termes les coupeurs de rêves et les mangeurs d'utopies. En témoin bien éduqué, Amine Dellaï refuse de se faire le porte-parole exalté de ces amoureux de la poésie populaire. Le recul qu'il met est un recul de respect. L'auteur est visiblement plus à l'aise dans son rôle de compagnon-complice que dans le rôle d'intermédiaire zélé, et c'est ça qui fait l'intérêt de ce livre hautement instructif. Un livre en définitif entièrement dédié à la passion humaine dans sa déclinaison oranienne. Une dimension locale pour prétendre à l'universel. Rappelons qu' Amine Dellaï travaille au sein d'un groupe activant autour du patrimoine culturel, au centre de recherche en anthropologie sociale (CRASC). Spécialiste de la poésie melhoun, il a déjà publié un guide bibliographique. A son actif également, un livre sur la chanson chaâbi intitulé Chansons de La Casbah.