«Avec chacun de nous qui naît, naît le monde. Avec chacun de nous qui meurt, meurt le monde». Jean Sur est l'un des disciples de l'intellectuel Jacques Berque (né à Frenda en 1910 et décédé en 1995). Rencontré en marge du colloque consacré à ce dernier, Jean Sur a accepté de nous parler de la pensée de celui qui a exploré les arcanes aussi bien du grand Maghreb que ceux de l'Islam. L'Expression: Dans votre intervention, vous avez insisté sur le concept de déploiement chez Berque, pouvez-vous nous en parler? Jean Sur: Berque part d'une phrase de Nietzsche où il dit que l'Homme est quelque chose qui doit être dépassé. Berque dit non, l'Homme est quelque chose qui doit être déployé. C'est-à-dire ouvert dans toutes ses dimensions. Mais cela sans pour autant qu'il perde de son unicité fondamentale de l'Homme. Donc c'est une dialectique, un débat, d'un côté la personne humaine est unique, de l'autre elle se déploie sur un mode multiple. Chacun est au centre de cette dialectique pour se transformer du Multiple en Un et pour ouvrir l'Un au Multiple. Vous voyez. A quelle vision du monde cela s'oppose-t-il? En fait cela s'oppose à ce que Jacques Berque appelle la vision terroriste. Mais il y a beaucoup de terrorisme, il n'y a pas qu'un. Il y a le terrorisme économique, idéologique, comme il y a aussi le terrorisme religieux. Tous ces terrorismes-là, Berque les refusait, comme toutes les autres formes d'ailleurs. On sait que Jacques Berque avait une vision de l'Islam autre que celle répandue dans les milieux intégristes et conservateurs. Pouvez-vous nous en dire un peu plus? Certainement, et on le sait aujourd'hui, Berque est un de ces intellectuels qui ont le plus défendu et prôné l'Islam ouvert. C'est-à-dire l'Islam des lumières, l'Islam du progrès. En somme, Berque défend l'Islam qui, tout en étant absolument fidèle à lui-même, ne néglige pas précisément toutes les dimensions de l'histoire qui lui sont proposées. Et il disait qu'il n'est pas possible que les dimensions techniques, par exemple, soient réservées aux peuples judéo-chrétiens. Il disait que l'Islam doit reprendre et rouvrir les portes du Djihad et par conséquent l'authenticité religieuse de l'Islam s'accommode d'une authenticité temporelle, une ouverture à la raison, c'est l'islam de la religion et de la raison. Evidemment, moi je ne suis nullement un spécialiste de l'Islam, mais Jacques Berque insistait sur l'importance du mot Raison dans le Coran. Il disait que, pour lui, ces deux dimensions, celle de la Raison et de la Foi marchent ensemble. Il a également réfuté l'idée des chocs des civilisations... Justement. Et vous verrez la très belle réfutation qu'a faite Mustapha Chérif dans son dernier livre où il a tout dit. Nous avons un point commun avec cet intellectuel, c'est que nous sommes tous les deux les disciples de Berque. Berque souhaitait de part et d'autre une rencontre qui ne soit pas une négation. Il pensait que la véritable relation n'est pas du tout une confusion, elle n'est pas du tout un mélange. Elle est une convergence, un but à partir du chemin qui, peut-être, peut se rapprocher, mais qui reste spécifique. Mais il ne demande pas à un arabo-musulman de se transformer en un judéo-chrétien ou l'inverse. Et par contre, il demande à chacun dans sa logique d'avoir en tête le succès universel et non pas le succès de sa propre boutique. Il se vante un très beau vers d'un poème: «Avec chacun de nous qui naît, naît le monde/ Avec chacun de nous qui meurt, meurt le monde». Autrement dit, la dimension collective est partout.