Un militant infatigable de la cause identitaire depuis des décennies Auteur de nombreux livres dans le domaine de la langue amazighe, de la traduction du scénario du premier film long métrage en langue amazighe (La colline oubliée), Abdennour Abdesselam est aussi un militant infatigable de la cause identitaire depuis des décennies. Dans cet entretien, il analyse les derniers acquis arrachés par tamazight dont l'académie et la consécration de Yennayer comme jour de fête nationale. L'Expression: Yennayer, journée chômée et payée, quelle interprétation, notamment politique, pouvez-vous donner à cette décision prise récemment? Abdennour Abdesselam: J'ai ressenti d'abord un sentiment de joie, mais surtout d'assurance car il s'agit ici du rétablissement d'un bâti hautement significatif et déterminant des éléments qui font la forteresse de l'histoire du pays et partant, du vaste territoire de l'Afrique du Nord. Yennayer est un événement célébré et partagé sur toute l'étendue de cette région. Je considère donc cette décision comme majeure par sa portée plurielle. La politique une fois pratiquée avec du bon sens et de la responsabilité ne peut que faire adhérer les populations et instaurer la paix culturelle en même temps que la paix linguistique en bon chemin. Lors du même Conseil des ministres, des instructions ont été données par le Président pour mettre en place les lois nécessaires dans la perspective de la création de l'académie algérienne de promotion de la langue amazighe, est-ce une institution déterminante pour l'avenir de la langue amazighe? Je crois même savoir que la loi qui administrera la future académie serait déjà prête depuis plus d'une année. Il reste à accélérer son application sur le terrain. Une académie n'a pas la mission d'inventer une langue. Sa mission est de la codifier, de la normaliser, de la pourvoir en méthodes et outils pédagogiques, d'édifier et d'unifier son dictionnaire, d'installer un équilibre entre les différentes, mais légères variantes etc. Oui, son rôle est déterminant. Nous restons en attente de connaître la composante de cette nouvelle institution qui doit s'établir sur des critères purement scientifiques, expérimentaux et surtout objectifs. Cependant, j'avoue que je suis désappointé d'entendre certaines voix, totalement excentrées au domaine linguistique amazigh, faire des appels du pied aux décideurs en leur promettant et les assurant en des termes à peine voilés une totale obéissance sur des choix à entreprendre tels que la transcription et autres combines allant dans le sens de freiner l'évolution scientifique de la langue amazighe. Il est pour le moins étrange et curieux de constater que depuis l'annonce de la création de l'académie, ces voix accèdent facilement et régulièrement aux médias publics télévisuels et radiophoniques pour présenter leurs offres de services complaisantes. Ces voix ont beau battre de l'aile voltigeante, mais nous ne resterons pas les bras croisés. Tamazight, langue officielle depuis 2016, mais à ce jour on ne constate pas un grand changement sur le terrain puisque presque tout se fait toujours en arabe, pourquoi d'après vous cette lenteur, alors que sur le plan des décisions politiques, les choses semblent aller beaucoup plus vite? Entre la consécration de tamazight comme langue officielle et l'application sur le terrain, j'estime qu'un intervalle temps de deux ou trois années est logique et nécessaire pour ses différentes préparations et applications en amont. La précipitation n'est pas toujours un fait rassurant. Mais il est vrai que prolonger cet intervalle temps à l'infini sème le doute. Ce qui explique les dernières manifestations qui ont eu lieu en Kabylie et un peu partout dans les régions amazighophones. Nous avons l'exemple malheureux au Maroc où la Constitution marocaine a consacré l'officialité de tamazight depuis plus de dix années sans application effective sur le terrain à ce jour. En cela nous restons vigilants. Les décisions politiques sont certes un préalable, mais avec le temps, notamment depuis que tamazight est langue officielle, on constate que la traduction par les actes des acquis politiques de tamazight est une mission très difficile, pourquoi et par quoi devrait-on commencer? Les lourdes pesanteurs que nous avons connues et surtout subies durant les années 70 et 80 semblent hélas tarder à disparaître. Nous savons qu'il y a encore au sein du pouvoir des courants d'opinions qui se sont parqués sur de vieilles et stériles positions d'opposition à l'égard de la langue, de l'histoire et de la civilisation amazighes. Nous regrettons ces actions d'un temps révolu, mais gageons que le temps fera son oeuvre et que la caravane passera avec ou sans eux. Quand il s'agit de la langue amazighe, le problème des caractères de transcription, même s'il est en réalité réglé de fait pour une multitude de raisons qu'il serait inutile d'étaler ici, revient à la charge de la part de certains «militants de la cause amazighe de la dernière heure». Ces derniers, qui sont une poignée de personnes, n'ayant jamais produit quoi que ce soit en tamazight, plaident pour les caractères arabes. Quelle lecture en faites-vous? Pour nous, la question du choix du système de transcription en caractères universels est tranchée et son usage massif et généralisé est une réalité historique. C'est là un démenti jeté à la face de ceux qui cherchent à plaire au fait du prince pour des objectifs de recrutement et d'intérêts personnels. Eux-mêmes ne croient pas à l'avenir de la transcription de tamazight en caractères arabes, mais l'opportunisme reste leur trait de caractère. Notez que de sérieux linguistes du Monde arabe s'attellent actuellement à conforter l'option salvatrice initiée déjà dans les années 70 par l'éminent Taha Hocine qui consiste à l'adaptation de l'alphabet universel pour la langue arabe. Et pour sujet d'exemple, l'enseignement des maths à travers le Monde arabe se fait sur la base des caractères des lettres latines. Le triangle est annoncé avec les trois lettres ABC. Quant aux équations arithmétiques, tout se fait en caractères latins. Peu de gens savent ou feignent de ne pas savoir que l'alphabet dit latin est en grande partie de provenance amazighe et bien des spécialistes l'affirment avec forts arguments et démonstrations. Je ne veux citer ici que Jean Bernard Morau, céramiste de renommée mondiale, qui l'a très bien exposé dans son ouvrage, pourtant édité par l'ex-Sned (Société nationale d'Edition de Livres, aujourd'hui dissoute, Ndlr) en 1972. On peut donc parler sans hésiter d'un alphabet amazigho-latin. Comment voyez-vous l'avenir de la langue amazighe en Algérie dans 10 ans? Rappelons d'abord que la langue amazighe a progressé à travers l'histoire de l'Afrique du Nord de sa propre logique et a inventé ses propres articulations grammaticales attestées aujourd'hui par la science de la linguistique. Elle s'est développée jusque-là sans la contribution de l'école et de tout autre moyen moderne de communication dont elle a été plutôt privée et dépossédée. Mais nous savons également que la langue amazighe n'a pas bénéficié des avantages d'époques comme le théâtre, la littérature écrite, la musique etc, à l'inverse du grec, du latin et de l'arabe antéislamique. En retour, elle a l'avantage de ne pas vivre de dualité et certains côtés embarrassants tels le classicisme et son corollaire l'opposition entre d'une part une langue ancienne et d'autre part une langue savante moderne. C'est ce qui explique en grande partie la chute du latin. Chez nous il n'y a pas de langue de «classe» (je n'aime pas tellement ce vocable) qui subdivise la société en couches sociales. Il y a une langue accomplie sur laquelle nous pouvons tous agir. Nous disposons donc d'une langue non encore affectée, ni asservie par la rigueur et le pointillisme de certains spécialistes (ceux qui font de la grammaire pour de la grammaire). Elle demeure encore naturelle -certes fragilisée- nous permet de sauvegarder notre culture et notre identité et de les renforcer. Notre langue est demeurée équilibrée, précise, non prisonnière des «cadres rigides» d'où résultent les notions de haute et de basse littérature qui sont des concepts volontaristes, hégémoniques, idéologiques et le plus souvent imaginaires. Savoureuse, souple, fluide, libre et proche des choses et des êtres, la langue amazighe se trouve à égale distance du passé et du temps présent. Elle peut aussi bien parler et témoigner de l'histoire comme elle peut accompagner l'homme dans ses visions d'avenir. Cependant, son intégration récente dans les secteurs de la vie publique, l'éducation, la communication, l'activité de certaines collectivités locales et la précieuse et permanente impulsion du milieu associatif, font qu'effectivement elle se trouve à la croisée des chemins. C'est pourquoi, face aux nouvelles données et exigences induites par les impératifs de la science, de l'économie, de la technologie et le développement des télécommunications toujours en mouvement, notre langue ne peut aller à sa propre «libération» que grâce à un intense travail de production dans tous les domaines. C'est en ce sens que nous devrions considérer la production, mais débarrassée des considérations non scientifiques, comme stratégie de virilité de la langue amazighe. Réhabiliter une langue, la développer et la renforcer pour affronter les exigences du monde actuel réclame des moyens humains et ils existent en nombre et en qualité suffisante et des moyens financiers qui doivent lui être octroyés de droit.