Kamel Bouchama nous livre ses pensées, ouvertement, sincèrement, après la parution de son dernier ouvrage. L'Expression: Monsieur le ministre, vous publiez un second livre, cette année, après celui racontant Messaâdia. Que ressentez-vous après la sortie de ce dernier, «Mémoires de rescapé»? Kamel Bouchama: Vous savez, c'est toujours un grand événement, pour un auteur, la sortie de son livre. Il est aussi content et, je dirais même, comblé de se voir encore le père d'un autre «nouveau-né». Aujourd'hui je ressens les mêmes émotions que celles ressenties après la parution de mon premier ouvrage qui traitait, malgré l'adversité et l'ambiance très difficile d'alors, des problèmes du FLN, au moment où des responsables se terraient pour égarer le regard du citoyen, loin de leurs méfaits. L'écriture étant une bonne contribution pour éclairer l'opinion sur telle ou telle situation..., ainsi donc l'on est satisfait quand on présente un bon ouvrage qui peut concourir à défaire des ambiguïtés, qui peut expliquer correctement des faits et des événements, et qui peut, à la limite, sensibiliser et même rassembler des gens de différentes tendances. Enfin, je dois préciser que la joie de l'auteur est toujours grande quand un éditeur accepte son manuscrit, ensuite elle est encore plus grande lorsque le livre sort de l'imprimerie, terminé et prêt à être lu et, bien évidemment, dédicacé aux meilleurs amis. Parlez-nous de son objectif, et pourquoi ce titre, précisément..., un titre, qui nous semble, fantaisiste pour ne pas dire bizarre? D'abord le titre. Est-ce le terme «rescapé» qui est bizarre? Peut-être. En tout cas, j'ai tenu à le conserver pour préciser qu'il s'agit bien de ce cadre qui a vécu longtemps dans l'attente, après cette fameuse décision l'appelant à «d'autres fonctions». Et ce n'est qu'après treize longues années d'adversités qu'il a eu droit au retour, parmi les siens, ces fonctionnaires honnêtes, en recouvrant ses «droits civiques». N'est-ce pas une délivrance pour ce cadre sorti sain et sauf de cette galère et désigné comme ambassadeur dans un beau pays? Maintenant, pour ce qui est de l'objectif de ce livre, je peux dire qu'il raconte, à sa façon, les souffrances, les peines et les malheurs du cadre qui, dès lors qu'il n'est plus en fonction, subit la difficile et impitoyable traversée du désert. C'est en fait tout le système qui est mis en cause ainsi que ce climat délétère qui ne respecte aucunement l'homme et qui fait abstraction de son passé, de ses bilans, de son engagement pour l'Etat et de ses sacrifices...Combien sont-ils ces cadres, «appelés à d'autres fonctions»? Et d'abord, que veut dire cette décision, dans les faits...? N'est-ce pas une sentence punitive très grave? Pour moi qui pense expliquer, avec des mots justes et sincères, ce fameux verdict des «gens d'en haut», elle signifie une regrettable descente aux enfers pour des cadres qui croyaient beaucoup en leur administration, qui avaient confiance en leur système et qui se mobilisaient honnêtement pour donner plus, au moment où d'autres «cuirassaient» leurs relations, multipliaient leurs soutiens et confortaient leur position, par des recettes audacieuses et des approches irrévérencieuses. Cette expression consacrée - mais galvaudée chez nous - veut dire l'exclusion, la marginalisation..., en clair, le châtiment, puisqu'elle n'est pas prise dans son contexte naturel, comme chez les gens civilisés qui ont le respect du cadre, de l'administration et de la gestion de carrière de leurs commis. Ainsi, selon le titre et le contenu de l'ouvrage, les gens comprendront que je ne parle pas, égoïstement, que de ma personne. Je raconte ces centaines de cadres et responsables qui se trouvaient dans mon cas, - ou qui se trouvent, jusqu'à maintenant - en train d'attendre cet hypothétique appel pour retourner aux affaires. Sinon, si je parlais uniquement de moi, comme l'ont compris certains critiques qui ont lu le livre, malheureusement, en diagonale, je l'aurai intitulé : «Mémoires d'un rescapé» plutôt que «de» rescapé... En le lisant posément, pas en diagonale évidemment, l'on constate ce style direct, quelque peu nouveau chez nous et qui décrit pathétiquement les souffrances de cadres ainsi que leurs aspirations. Pouvez-vous nous éclairer davantage sur ce nouveau style? En effet, ce qu'il faudrait retenir, c'est que j'ai souffert de l'ingratitude du système et même de certains de mes amis - d'ailleurs comme tous les «pestiférés» de mon espèce -, avant d'être repris dans les affaires, après l'arrivée du Président Bouteflika. Pour cela, je relate courageusement les différentes péripéties que j'ai connues, pendant ma traversée du désert. Je vais jusqu'au détail, sans préjugé, en me «dénudant» et en racontant sa vie, mes déboires, en exprimant mes sentiments, en révélant mes aspirations et en formulant mes désirs. Je suis un être humain, comme tous les autres, ces autres qui ont des sentiments, des sensations, des ambitions. Ce qui était tabou un certain temps, ne l'est plus aujourd'hui. Oui, en effet, je n'ai aucune gêne à écrire, clairement et peut-être naïvement, pour exprimer des «choses» personnelles, pour parler de ma famille, pour dire ces choses qui se dissimulaient hier pour que l'on ne paraisse pas déraisonnable, insensé ou extravagant. Je ne suis pas gêné lorsque je dis haut et fort que je voulais retourner à la responsabilité. Et qui n'aime pas la responsabilité, je vous le demande ? N'a-t-on pas vu des gens s'abaisser, plus bas que terre, pour mendier un poste à l'intérieur ou à l'extérieur du pays? N'a-t-on pas entendu des histoires étranges dans ce monde insolite? N'a-t-on pas vu de petits cadres ou tout simplement des insignifiants aspirer à de hautes responsabilités et y accéder, quelquefois, dans une ambiance où l'irrationalité fait bon ménage avec l'absurdité et la dégradation? Quant à moi, sain de corps et d'esprit, je n'étais ni un croulant, ni un grabataire, en ce temps-là..., j'étais sur ma quarantaine à peine. Ne devrais-je pas avoir cette aspiration légitime pour revenir aux affaires publiques? Ne devrais-je pas avoir ce sentiment naturel de vouloir continuer ma mission au sein de l'Etat, pour participer à l'effort de développement du pays? Oui, je voulais revenir à la responsabilité. J'étais encore jeune. Je ne pouvais rester chez moi à compter les mois et les années et à les voir défiler sans que je puisse faire quelque chose. D'abord, ce n'est pas ma nature, ensuite, ce n'était pas de l'ambition démesurée. Ce n'était pas un caprice, encore moins une revanche sur mon destin. Dans certains chapitres, l'on sent que vous n'allez pas par le dos de la cuillère. Vous employez le style direct, quelque peu acerbe, ponctué d'histoires et de minauderies pour raconter, très sérieusement, des situations vraiment pathétiques. Pourriez-vous nous en dire plus ?... Le livre est une suite de constats amers, et je le dis aisément, franchement. On peut s'apercevoir de cela hélas, lorsque je déclare que ma conviction par rapport «aux choses de l'Etat» était plutôt déconcertante, voire affligeante. Ainsi, le système, dans son inavouable rupture avec les décisions et les orientations dont il a été lui-même le concepteur, mettait à nu les incohérences de sa politique, en appliquant une démarche cahoteuse et sans aucune logique envers ses cadres et ses responsables. Cela démontre, aujourd'hui, avec le recul du temps, que dans notre mode de gouvernance, il y avait non seulement des fissures et des désordres, mais aussi beaucoup d'empirisme. La buanderie de l'Etat, comme l'appelait un journaliste, même si elle tourne maintenant, à plein rendement, ne suffirait pas pour laver la grande quantité de linge sale..., ou pour être plus concret dans le propos, pour rétablir la vérité et réhabiliter ceux qui furent victimes d'affronts et d'injustice. Ainsi, dans cette nouvelle livraison, je réfléchis à haute voix. Je parle clair, je parle fort, je parle juste. Je vais droit au but. Je ne me donne même pas le temps de réfléchir à ce que pensent de moi les autres. Je suis déjà brûlant d'envie de tout dire, ceux qui me lisent doivent comprendre cela. Ils doivent sentir mes angoisses, ma crainte. Tout de go, je dis des choses crûment. J'emploie des expressions nues, sans fard et sans artifice. Mes phrases sont concises, précises, mais surtout incisives et aiguës. Un langage tranchant, comme pour expliquer le cours tragique des événements. Ce langage - qui n'est pas celui d'un aigri, je l'affirme, encore une fois - me sépare d'un monde devenu impertinent et incivil et me fait fuir les malheurs du genre humain. Ce livre, qui n'a aucun caractère provocateur, je le réaffirme, vient à point nommé pour dire combien le cadre est fragile dans un pays où les étapes de progression de son parcours professionnel ne sont pas une «chose» essentielle pour l'administration qui ne s'est jamais intéressée à la gestion de carrière de l'ensemble de ses administrés. Dans cet ouvrage vous abordez beaucoup de sujets. Vous ne vous contentez pas seulement de parler d'exclusion, mais vous allez dans d'autres pâturages, pour relater vos déboires et vos désillusions. Parlez-nous de tout cela. En fait, pour celui qui comprend bien le contenu, j'ai abordé, sans aller au plus profond des choses, une analyse de notre société, pendant cette période difficile qu'a traversée notre pays. J'ai parlé de la marginalisation, certes, - cette effroyable culture de l'oubli - mais j'ai parlé aussi de plusieurs sujets qui faisaient partie de ma vie, de la vie de tous mes frères. Je raconte ma vie de désoeuvré, de l'oisif, de l'ex-responsable qui se sentait «inutile», à tel point que j'eus des complexes vis-à-vis de ma famille et surtout de mes enfants. Je raconte, également, dans cette atmosphère pénible que je devais supporter quotidiennement, les moments douloureux de l'Algérie du terrorisme. Il était donc difficile pour moi, dans ce contexte malheureux, de ne pas être sensible à l'affliction de mes frères et de contempler, impuissant, cette tragédie qui prenait de l'ampleur quotidiennement. Je raconte aussi les affaires, le business, un terme noble dans sa langue, mais galvaudé chez nos jeunes qui croyaient s'enrichir à travers une «dynamique commerciale», au gain facile et rapide. Je dénonce ce climat sale où des «gueux», se frayaient une bonne place dans la société pour la...corrompre. Je ne savais pas être à la hauteur de cette activité et, de plus, ceux qui s'adonnaient à cette charge mercantile n'étaient pas généralement les plus connaisseurs et les plus honnêtes. Je raconte également ces éternelles rumeurs qui font partie de notre quotidien. Et je me posais autant de questions lorsque je vivais ces campagnes menées au pas de charge par des gens aux ordres contre des responsables humbles qui n'avaient jamais cultivé le plaisir d'être loués, mais qui ne voulaient pas non plus être cruellement offensés. Enfin, me disais-je, devrais-je déchanter, à la suite de cette succession de faits et de dangers? Non, je ne devais pas rester les bras croisés. Le temps devenant mon principal ami - et d'aucuns disent le principal ennemi -, je ne pouvais me sentir constamment en train de le compter, le surveiller et..., le tuer, comme nous nous exprimons dans notre jargon populaire. J'avais en fait choisi le meilleur remède contre l'ennui. Je reprenais l'écriture! Ce n'est qu'après treize années d'attente que vous revenez à la responsabilité. Gardez-vous encore des mauvais souvenirs ou peut-être même de la rancoeur de cette longue attente? La haine et la rancoeur sont des pulsions que mon corps et mon âme refuseraient de suivre. Cependant, si j'en ai parlé, profusément, de ces mauvais souvenirs, c'est parce que je voulais présenter un constat désabusé de celui qui admet, finalement, que nous sommes loin de la civilisation et de ses constantes, en d'autres termes, une grande distance nous sépare de l'éducation, de la culture, de la bienveillance, du respect d'autrui, de l'amour du prochain, du travail sérieux et de la fidélité aux principes régissant les collectivités. C'est pour cela que j'ai la certitude, encore une fois, qu'il ne faudrait pas renoncer à dire la vérité sur tous les problèmes que rencontre le pays, comme il ne faudrait, sous aucun prétexte, abandonner ce débat au profit de l'invective, de l'injure et du mépris. Car, lorsqu'au fond, nous ne sommes pas fiers de nous-mêmes, il y a lieu de réagir pour rectifier d'abord, convaincre et motiver ensuite. Il faut seulement le dire avec honnêteté pour aller à l'encontre des ambiguïtés et des désaccords qui ont, de tout temps, détourné l'intérêt des opinions sur les vérités de l'Histoire. C'est ce que j'ai essayé d'expliquer dans ce livre. En d'autres termes, «je tenais à exorciser les geôliers de la vérité pour leur substituer les clés de la vérité». Et c'est le mot de la fin dans ces pages écrites sans passion.