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L'autre visage de la misère
RESTOS DU COEUR
Publié dans L'Expression le 16 - 10 - 2005

Aux restaurants de la rahma l'on sert tous ceux qui ont dans les yeux quelque chose qui fait mal, qui fait mal...
Vendredi est un jour de moindre affluence pour les restos du coeur ou restaurants de solidarité qui ont pignon sur rue à Alger. Particulièrement à la place du 1er Mai, où ils sont nombreux cette année, les propriétaires de restaurants à préférer se recycler en auberges pour SDF rompant ainsi avec la tradition commerciale qui fait leur vocation. Que ce soit à la rue Hassiba Ben Bouali, ou le restaurant des cheminots affiche complet dès 17 heures, ou encore à l'ébauche de l'avenue Mohamed Belouizdad où le Negresco troque son ex-enseigne d'estaminet pour verser dans l'action caritative. Une nouvelle identité qu'il a tenté d'affirmer bien des mois à l'avance. Plus haut, au sommet de l'avenue Ghermoul, ex-Groupe Laïc, la vedette de ce genre d'établissement revient incontestablement au réfectoire parrainé par la toute prestigieuse Sonatrach. Ce dernier, vers dix-sept heures trente, est déjà complet, avec à l'intérieur quelque deux cents personnes. Alors qu'à l'extérieur une longue procession de personnes d'horizons divers attend la libération des places...bien avant la rupture du jeûne. Ce réfectoire sert quotidiennement une moyenne de 1100 repas, dont 400 à emporter par les familles nécessiteuses. L'on y rencontre une bande d'habitués, appartenant à toutes les couches sociales: démunis habitant la capitale, chômeurs, étudiants, quelques personnels de la police et une vingtaine de femmes. Les plats y sont généralement opulents avec au menu dattes et fruits, quotidiennement. comme tient à le préciser M.Bellih Mohamed à qui incombe la gestion de ce foyer, où, entre huit et quatorze heures une véritable armée de plongeurs est lancée à l'assaut d'une montagne de vaisselle. Cette dernière est ensuite relayée par une autre, chargée elle, de la préparation des repas. Six cuisiniers et quatre serveurs y assurent le service.
«El khir kayen»
Ce week-end, d'alléchants mets y sont proposés. L'on y retrouve bien entendu de la chorba, religieusement accompagnée d'un hors-d'oeuvre. Tandis que le plat de résistance qui ne déroge pas au traditionnel tadjine zitoune, peut être composé de gratin aux pommes de terre, aubergines brisées, purée avec poulet ou viande, du riz au poisson (une fois par semaine), jardinière ou haricots verts sautés.
Presque dix-huit heures, il est difficile de trouver place à une table. Après avoir fait le tour de la place du 1er Mai, nous nous décidons pour le «Petit Rentier» un resto abrité par les arcades de la place du 1er Mai en face du ministère de la Jeunesse et des Sports. Son propriétaire M.Farid Ben Abdelaziz est coutumier de l'entreprise du Ramadan qui le voit mettre le couvert pour les petites gens et autres passagers en quête d'un repas. «Ici les gens mangent à volonté, ils peuvent même emporter des plats chez eux», nous explique-t-il d'un air enthousiaste. «El Khir kain!» ajoute-t-il. il est aidé dans sa mission quotidienne par deux dames qui préparent bénévolement et avec soin des plats variés en fonction des jours de la semaine. Ici comme ailleurs, cette option d'aide aux démunis est devenue au fil des ans une tradition, un rituel. Fièrement, ce jeune homme précise qu'il « ne reçoit aucune aide de l'Etat ».
Avant d'opter pour un resto particulier, nous préférons faire encore un dernier tour du côté de la rue Hassiba Ben Bouali. Quelques quidams sont agglutinés devant la porte du resto des cheminots. Ils se voient adresser un refus catégorique pour leur tentative d'y accéder. C'est que tout le monde y est installé et pas même l'once d'un espace pour une place supplémentaire. Vue de l'extérieur, l'enceinte paraît calfeutrée derrière des fenêtres aux rideaux immaculés. Une télévision y distille les derniers programmes avant le f'tour. Ce qui renseigne sur le relatif confort qui est dispensé aux pensionnaires, le temps d'un repas. Omar, un citoyen en déplacement, est désemparé devant le fait de ne pouvoir s'y restaurer. De passage à Alger, il s'est vu subtiliser tout l'argent qu'il avait sur lui à la faveur d'une malheureuse escale à la gare routière de Blida, où il devait, cette matinée, régler une situation administrative relative à son travail, nous raconte-t-il, la mine triste. Sa seule alternative est de dîner dans un resto de la rahma, avant de rentrer chez lui le lendemain. En attendant il tient le coup avec les trois cents dinars en poche qui lui paieront plus tard café et cigarettes. En sa compagnie, nous rebroussons chemin vers les arcades. Deux mioches, visiblement égarés, nous suivent dans l'espoir de trouver refuge ou apaiser leur faim eux aussi. De passage, nous remarquons le restaurant Djurdjura qui investit pour la première fois le terrain de la solidarité. Ayant une réputation déjà acquise, il affiche déjà complet. A l'intérieur, une cinquantaine de convives ont les yeux rivés sur l'écran de télévision. L'Entv émettra bientôt l'éternel el adhan. Une fois sur place, nous sommes surtout contraints par l'horaire de jeter notre dévolu sur l'établissement «le Petit Rentier» où le propriétaire, déjà familier, nous accueille avec affabilité. Il nous oriente vers le sous-sol où nous prenons place. Apparemment, c'est l'endroit désigné par ce dernier pour une clientèle «mûre». En effet, à nos côtés, des personnes, donnant l'air d'être plutôt commerçants ou fonctionnaires sont accoudés à des tables, et attendent el adhan. Par groupe de deux ou trois, ils discutent, décontractés autour de morceaux de zlabia posés bien des heures avant. Les dernières minutes avant l'annonce de la rupture du jeûne semblent s'égrener à une cadence lente.
Longues minutes
Le temps de faire plus ample connaissance avec mon compagnon de fortune, Garde communal de son état, nous apprenons qu'il a dû quitter son travail pendant six jours suite à une dispute avec son chef. Son souhait est que l'incident disciplinaire dont il fait l'objet ne prenne pas des proportions autres. Son voeu le plus cher est que sa vie professionnelle reprenne son cours normal. Dans un coin pas très éclairé, un adolescent, l'air déguenillé, a le visage ombragé par le képi de sa casquette qu'il garde rabattue sur sa face. C'est enfin la rupture du jeûne tant attendue. Un garçon de salle assure le service. Nous sommes surpris par une rare atmosphère de calme et de sérénité. L'absence de tout fond musical donne comme une solennité « par respect au f'tour ». Le vendredi, jour de repos qui voit la capitale respirer de la cohorte humaine de la semaine, ainsi que l'ascendant du gérant et son désir d'imposer la discipline y sont certainement pour quelque chose. Les visages se décontractent à la vue des bols de chorba qui arrivent chauds. Ces derniers, accompagnés de pain frais, sont vite engloutis. Des carafes d'eau sont posées sur les tables nappées de toiles cirées aux couleurs chaudes. C'est l'unique boisson qui sert à étancher la soif des uns et des autres. Les plus gourmands n'attendent pas le plat de résistance et grignotent machinalement leur zlabia pour apaiser une faim encore vivace. Les plats de résistance arrivent sur un grand plateau qui passe à chaque table. Il aura fallu deux «voyages» au serveur pour dispatcher ces derniers consistant en une jardinière généreusement garnie de boulettes de viande. Les demi-baguettes de pain servies à chaque «client » tout comme les plats servis semblent ne pas rassasier certains. Lesquels n'attendent pas le serveur et vont de leur initiative jusqu'à l'étage supérieur pour avoir ce dont ils ont besoin. Des poires sont offertes comme dessert. Le sous-sol est éclairé par des néons projetant à vif leurs watts, alors que des tableaux y égayent les murs faïencés. L'on prend goût à la conversation. A la fin du repas des saha f'tourkoum fusent et libèrent une bonhomie euphorisante. Une fois à l'extérieur, l'atmosphère d'une soirée qui commence contraste fortement avec celle, survoltée, précédant le f'tour. Le premier réflexe est celui de prendre un café bienfaiteur. L'occasion aussi pour l'infortuné Omar de dissiper définitivement ses idées noires. Nous sirotons avec lui un bon café presse au milieu de la rue Hassiba, ce qui est aussi l'occasion de sceller une solide amitié, après avoir découvert à la faveur d'une chorba du pauvre, tout un pan de la vie de ce quidam. Finalement, les restaurants de la rahma sont une formidable occasion de solidarité mais également de rencontres enrichissantes imprégnées de bonne humeur et de simplicité. Le seul hic est qu'on en sort, avide d'y revenir...car ceux, bénévoles ou propriétaires qui y oeuvrent servent tous... ceux qui ont dans les yeux quelque chose qui fait mal, qui fait mal!


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