En 1955, une polémique s'était engagée à propos de L'opium et le bâton de Mouloud Mammeri. A l'époque, l'oeuvre avait engendré une agitation exaspérée par des intellectuels algériens. Les esprits apaisés, l'oeuvre, sortie du champ politique, a été par la suite mieux comprise et remise dans son contexte littéraire. En 1969, on en fait un film avec l'inoubliable Rouiched. L'écrivain anthropologue a disparu, son livre demeure. 50 ans après, L'Attentat de Yasmina Khadra, crée quelques agitations et de la confusion. Comme en 1955, des voix s'élèvent pour en parler en dehors du champ littéraire. Le roman proposé au Goncourt et au prix de l'Académie française est reconnu comme oeuvre majeure dans l'Hexagone. Dans notre Polygone sans étoiles, on devine une impression évanescente de censure, mais des voix compétentes annoncent cependant le livre. Rachid Mokhtari, qui sait lire, estime l'oeuvre de grande qualité littéraire (Chaîne III). El Watan consacre à Y.B. une interview par B. Ben Achour et une note de lecture de M.Lebdaï dans les pages du jeudi. Nassera Belloula, qui anime la page culturelle de Liberté, fait également paraître une interview de Y.K. Faut-il attendre la disparition de nos écrivains pour nous mettre à les interviewer et reconnaître leurs talents ? Malek Haddad, Benheddouga, Bachir Hadj Ali, Kateb Yacine et Dib ont été honorés une fois disparus. C'est là notre savoir-faire, on est toujours en retard et en déficit de reconnaissance du vivant des hommes. Leurs oeuvres demeureront pour nous rappeler notre ingratitude. Yasmina Khadra disparaîtra, son oeuvre demeurera. Ne soyons pas ingrats. Réveillons-nous ! Honorons nos écrivains ainsi que leurs oeuvres. Aimons-les. Y.K. est un grand, depuis La Foire des enfoirés (Qui connaît?). II saura mener sa carrière d'écrivain, faisons-lui confiance. Il a, semble-t-il, mis de côté Brahim Llob, Zane et Salah l'Indochine, des personnages de chez nous, pour explorer un nouveau territoire littéraire en prise avec le monde et l'actualité. Y.K. sait faire, attendons la suite. Faute de magazine spécialisé, les événements littéraires qui se déroulent dans notre pays trouvent comme support la presse quotidienne qui fait de son mieux. Merci les journalistes, les consultants, les universitaires (Boudjedra, Maougal, Khellessi, etc.). Faisons une digression pour dresser un rapide tableau de notre Babor culturel! K..M'hamsadji propose une note de lecture d'un livre chaque mercredi dans L'Expression. Les étudiants et les lecteurs en demandent. Dans les ondes, Youcef Sayah se dépense, dans Papier Bavard (Chaîne III), alors A. Kassoul nous fait découvrir chaque matin «le monde qui nous ressemble et qui nous rassemble», R.Mokhtari participe à de nouvelles rubriques (Des Livres et une émission sur la chaîne II), la Chaîne Une innove en présentant les nouveaux romans et El Bahdja surfe sur les historiettes «casbéennes». Et notre télé? Hélas! Elle stagne et révulse les écrivains qui l'évitent (disons-le). Se libérera-t-elle un jour de sa soumission? La télé a dépensé vingt milliards de centimes pour le navet Babor D'zaïr, une parodie de La croisière s'amuse. Salah Ougrout empoche trois cents millions de centimes, M.Allouache, deux milliards (cf. Confidences). Un scandale ! En comparaison, un roman qui nécessite deux années de réflexion et d'écriture rapporte, pour des raisons que nous expliquerons dans une autre livraison, quarante mille dinars de droits d'auteur. Aberrant et sauve qui peut! Les énormes sommes consacrées à Babor D'zaïr auraient permis la création d'un magazine littéraire sérieux pour dix ans! La critique littéraire exigeant des compétences parce qu'il faut rétribuer des hommes de valeur (universitaires spécialisés et écrivains de haut niveau qui ne font pas dans le feuilleton.) Mélangeant tout, habitués aux cérémonies et au folklore, notre savoir-faire en matière de culture et de littérature est congru. Le ministère de la Culture n'y est pour rien, il ne produit pas la culture et n'est pas responsable de l'indigence culturelle. On ne change rien d'un peuple sans que lui même fasse l'effort de s'instruire et de s'élever (lecture, musée, se former, être curieux). A sa décharge peut-il s'intéresser à la culture dans la précarité et l'avenir incertain? Le ministère de la Culture fait un énorme travail (textes législatifs, gestion du patrimoine, soutien à la création, actions sur le terrain, diverses incitations, etc.). Ce n'est quand même pas à lui d'écrire une pièce de théâtre, de la jouer et d'assister au spectacle! A la BN, Amine Zaoui, crânement, engage des expériences intéressantes mais Alger n'est pas toute l'Algérie. Ailleurs dans le bled, les écrivains, les artistes sont souvent convoqués pour le lest ou le décor. Les auteurs et les artistes ont la hantise pour l'édition et pour la distribution de leurs oeuvres, pour éditer et se faire connaître, il faut faire les yeux doux, faire jouer les relations ou s'introduire dans les «réseaux»; l'hémorragie pour l'immigration ne va donc pas cesser. D'autres écrivains vont quitter le pays, c'est certain, mais accordons un peu d'attention à ce qui s'écrit aujourd'hui et à ce qui a été produit dans le passé. De nombreuses oeuvres vont disparaître si on n'accorde pas de l'intérêt à la littérature. Les universités, les bibliothèques et autres lieux de culture doivent s'impliquer. Comment? Mais en enlevant «le poil de la main»! Faut bosser, innover, inventer. Quelques exemples! Qui se souvient de la série de Kaddour, l'enfant du siècle de Boutarène, Le parfum de la mélisse de Ouyahioune, Ras El Mehna de Lounès, Vivre traquée de Malika Boussouf, Je rêve d'un monde de Benheddouga. Ces romans risquent de disparaître. Qui a lu les anciennes oeuvres de Kaddour M'Hamsadji? L'un de nos plus anciens écrivains, membre fondateur de la première Union des écrivains algériens en 1963 avec Mammeri Bourboune, Sénac. Il est l'auteur de La Dévoilée (Editions Subervie -1959), livre préfacé par Emmanuel Roblès avec une note d'A. Camus. Il est également l'auteur de Le silence des cendres, Le rêve derrière soi, La bouqala, La jeunesse de l'Emir Abdelkader, Le chant des Janissaires. Les oeuvres des Souhil Dib, A. Djemaî, A. Chouaki et 1 300 autres écrivains poètes, dramaturges recensés par Achour Cheurfi dans son dictionnaire biographique,seront-elles jetées à la corbeille sans que nous prenions conscience qu'il s'agit de repères et de moments de notre histoire? Dans notre pays oublieux et sans visibilité, la culture est triturée par les affairistes, les ignorants et les laudateurs parce que la compétence et l'honnêteté leur ont laissé le champ libre. On n'avancera pas. Nos écrivains et nos artistes émigrent là où le talent s'apprécie. Chez nous, ils ne sont acceptés que dolents et éclipsés. Quand ils ne sont pas assassinés par du plomb ou... la chape de plomb.