Partie II Au milieu du nouveau CNRA composé de neuf membres actifs (plus les cinq détenus de la Santé en France) Abane se retrouvait seul face aux cinq colonels (Krim Belkacem, Boussouf, Mahmoud Cherif, Ouamrane, Bentobbal). Pour ces derniers, il est l'instigateur de la primauté du politique sur le militaire, donc il veut les effacer, sinon les dominer. En fait, les problèmes et les attaques deviendront plus récurrentes et plus dures dès le départ du CCE d'Alger. Benkhedda le confirme: «C'est seulement à la sortie du CCE (amputé de Ben M'hidi) du territoire national que les choses vont changer. Je dois dire que le départ à l'extérieur fut acquis à l'unanimité des quatre membres rescapés, donc Abane compris. à vrai dire, ce départ sera lourd de conséquences dans la mesure où, du jour au lendemain, nous nous retrouvions loin du champ de bataille, dans un exil propice aux complots, aux coups bas et à toutes sortes de manoeuvres déstabilisatrices. Une atmosphère aussi délétère ne pouvait que nuire à l'autorité du CCE, et finit par devenir fatale à Abane.» Le départ du CCE d'Alger fatal à Abane Sans doute, le lecteur non averti se dira: «Pourquoi donc Abane, Benkhedda et Dahlab, liés par des liens étroits ont-ils quitté Alger pour se retrouver marginalisés à l'étranger? La réponse se trouve dans la pression qu'exerçait les paras de Massu et Bigeard sur Alger. Ben M'hidi, l'un des membres du CCE, arrêté dans un studio qui lui a été loué par Benkhedda, nul doute que les quatre autres chefs n'avaient comme seule et unique solution pour éviter le pire que de partir à Tunis pour rejoindre les autres responsables de la Révolution. Et c'est à Tunis, dans les bureaux des bureaucrates que sont devenus les chefs du FLN, que la légende noire d'un Abane traître et absolutiste, a été écrite et propagée aussi bien par les comploteurs qui ont décidé son exécution (Krim, Boussouf, Cherif, Bentobbal et Ouamrane) que par Ali Kafi récemment. Il faut juste préciser que quand Abane a été assassiné, Kafi était encore dans le maquis constantinois. Benkhedda se fait l'avocat du martyr Abane: «Ali Kafi attaque Abane sur le plan personnel; il l'accuse d'avoir cherché à acca parer le pouvoir.» Sa pensée, dit-il, était sa mainmise sur elle (la Révolution) en écartant la délégation extérieure.» Or, les résolutions prises par le congrès de la Soummam n'ont pas été imposées par Abane, mais elles ont été ratifiées par tous les participants. «A la limite, on serait tenté de dire: où est le problème? N'est-ce pas logique que l'intérieur, là où se déroule l'action, là où il y a guerre et souffrance, ait la primauté sur l'extérieur où aucun responsable ne risque sa peau. Hormis un seul: Abane, hélas. L'historien, Harbi lui-même, reprend une lettre qu'adresse Ben M'hidi, au nom du CCE, aux prisonniers de la Santé: «Ben M'hidi représente que l'intérieur, au contact avec l'ennemi, est mieux, à même de juger que l'extérieur. L'éloignement des extérieurs faisant que la solution qu'ils proposaient pour diriger le FLN (une codirection intérieur-extérieur par un directoire de 12 membres comprenant tous les extérieurs et tous les historiques) était impraticable. Enfin, Ben M'hidi, à l'encontre, notamment de Ben Bella, défend l'idée d'un CNRA largement représentatif de toutes les tendances politiques algériennes.» Ici, Ben M'hidi enfonce le clou et met à mal les accusations de Kafi: ce n'est pas Abane qui a décidé de la primauté de l'intérieur sur l'extérieur, mais tout le congrès de la Soummam. Benkhedda poursuit sa plaidoirie: «Les membres dirigeants du FLN se trouvant à l'extérieur ont bien été invités à participer au Congrès. Cependant, seul Ben M'hidi est rentré, et a pris part aux travaux de cet organisme. Son exemple n'a pas été suivi par les autres. Pourquoi? On ignore encore les raisons réelles de leur absence.» Benkhedda ajoute, non sans ironie: «Ali Kafi est difficile à lire de par ses élucubrations, encore plus difficiles à décoder.(...) Ainsi écrit-il: «Abane Ramdane avait des liaisons secrètes avec l'ennemi et il ne les révélait pas à ses compagnons de la direction jusqu'à ce qu'ils le découvrent par leurs efforts et leurs moyens personnels, et à ce moment-là les doutes ont commencé. Ces doutes ont amené ses compagnons à le convaincre de les accompagner au Maroc au prétexte de rendre visite au roi Mohammed V. à ce moment, il a été jugé et la sentence de mort a été exécutée.» Si Benkhedda balaye ces accusations du revers de la main en les réduisant à ce qu'elles sont: de la diffamation, il n'en est pas de même pour Mohamed Harbi qui rejette toutes les versions (y compris celle de Krim sur le prétendu hégémonisme d'Abane) pour préciser: «Ces allégations ne sont qu'affabulations. Abane n'entendait poursuivre qu'une chose: sa ligne jacobine, sous-tendue par le pouvoir civil des «évolués». Par «évolués», on comprendra, sans peine, qu'il ne parle ni des colonels ni des assimilés comme Ben Bella. Abane aime les politiques qui ont le niveau, qui ont une culture, qui lui ressemble, lui le bachelier brillant. Mais si Ben M'hidi était sensible à la chose culturelle et admirait Abane pour sa vaste culture, les autres ne connaissaient que la culture des armes. «Tu ne comprends rien» Mais passons à Benkhedda qui revient sur l'accusation de Kafi sur «les liaisons secrètes avec l'ennemi». L'ancien président du GPRA a du mal à contenir son indignation: Ceci dit, de quelles «liaisons secrètes» s'agit-il? Là encore, aucun fait concret n'est fourni par Kafi. De quoi est accusé Abane? Quel acte gravissime a-t-il pu commettre pour mériter la sentence de mort? Qu'a-t-il «dénoncé», «livré», «révélé» à l'ennemi? Kafi se garde de répondre à ces interrogations. En revanche, il lance l'expression assassine sur ces «doutes qui ont commencé» à tourmenter l'esprit de ses pairs. Résultat: Abane croule sous la suspicion, tandis qu'on laisse au lecteur le soin de conclure lui-même à l'infâme accusation de «traître» et d'«agent de l'ennemi». Ainsi, le tour est joué. Benkhedda ajoutera un peu plus loin que Abane était un être humain avec ses forces et ses faiblesses, ses qualités et ses défauts. «Comme tout être humain, Abane avait ses défauts dont le plus grand a été son tempérament tranchant. Il était entier. Chez lui, point de nuances. Il lui arrivait d'exploser, d'entrer dans une violente colère lorsqu'il s'apercevait d'une anomalie, d'un défaut, d'un abus, dont l'auteur devait alors faire les frais de ses observations parfois blessantes. ''Tu ne comprends rien'', avait-il dit un jour à un membre du CCE. A un autre, il lança l'épithète de ‘'fasciste'' Mais une fois qu'il avait ‘'vidé son sac'', il se reprenait. Car il n'était ni vindicatif, ni rancunier.» Enfin, il s'interroge, une interrogation lourde de sens: «Quelle motivation a poussé Kafi, secrétaire général de l'Organisation nationale des moudjahidine à diffamer et à calomnier un symbole de la Révolution, connu pour son oeuvre historique d'unification des forces nationales, sans laquelle la libération de l'Algérie eût été une chimère.» Ceci dit, il enfonce le clou et quel clou: «Serait-il tombé dans un piège, le piège de la division, arme redoutable entre les mains de l'ennemi qui a toujours tenté de dresser une population contre une autre (arabophone contre berbérophone, voire inter berbérophone?». On doit ajouter un élément important: Ali Kafi ne connaissait que vaguement Abane Ramdane alors que Benkhedda était l'un de ses proches. Et qui peut mieux témoigner, pour l'histoire plus qu'un proche qui a connu Abane dans ses moments de vérité, de doutes, d'angoisses, de détermination et de faiblesse? Kafi ne connaissait que l'image qui lui a été vendue par les colonels. Il se l'est appropriée pour le pire. Impromptu Gabriel Matzneff ou le crépuscule des dieux La sordide affaire de la pédophilie de Gabriel Matzneff, étalée au grand jour dans ses carnets où il raconte dans le détail ses coucheries avec des enfants des deux sexes, n'avait soulevé que peu de protestations avant que l'une de ses victimes, Vanessa Springora, ne publie le terrible «Le consentement» où elle décrit comment Matzneff a pris son corps, son cœur et sa jeunesse en la précipitant dans l'enfer d'où elle n'est sortie que grâce à l'amour des siens et le secours de la psychanalyse. Ceux qui ont lu «La prunelle de mes yeux» de Matzneff décrivant ses amours avec la jeune Vanessa de 14 ans seront sûrement aussi scandalisés qu'étonnés par la gentillesse, la douceur, l'affection, l'amour, si on ose appeler cette chose amour, à laquelle se prête dans ce livre où l'on a l'impression qu'il est le jouet malheureux, l'esclave même de la petite fille de 14 ans ! Mais ceux qui liront «Le consentement», penseront le contraire. Ils frémiront d'indignation. Springora raconte les manipulations et le harcèlement d'un quinquagénaire qui voulait bouffer sa cervelle. Il avait d'ailleurs réussi en partie. Pauvre victime. De Matzneff, j'ai lu le meilleur, là où il n'y a ni détournement de mineur ni sexe ni voyeurisme : La diététique de Lord Byron ainsi que Maîtres et complices. Deux livres nourrissants qu'on ne manquerait pas de conseiller à tout lecteur avide de connaître le style d'un grand écrivain ainsi que les auteurs qui l'aident à vivre. Et ne l'ont pas empêché de devenir un prédateur sexuel. Benyoucef Benkhedda Abane-Ben M'hidi Leur apport à la Révolution algérienne Editions Dahlab