Samedi après-midi à Alger, dans le mythique quartier de la basse Casbah, des centaines de personnes attendaient dans les escaliers du Théâtre national algérien (TNA), jeunes et moins jeunes, en famille ou entre amis, en solo ou même en duo. Tout ce monde attendait d'avoir un «ticket» pour la pièce phénomène du moment «Khatini» d'Ahmed Rezak. Les plus malins sont arrivés très tôt le matin pour s'enquérir du fameux passe. La file d'attente était tellement importante que d'un commun accord, l'administration du TNA et la troupe d'Ahmed Rezak ont décidé de programmer exceptionnellement une autre séance à 18h. Outre les escaliers du TNA, le célèbre café Tantonville a été, lui aussi, témoin de l'effervescence d'un samedi après-midi qui était tout ordinaire, à la basse Casbah lequel depuis des années avait perdu goût à la culture. En guise d'avant-première, de jeunes musiciens ont mis en place un mini-spectacle spontané, reprenant de grands classiques de la musique nationale et mondiale. «Khatini» est révélatrice d'un phénomène de mutation sociétale, les Algériens sont consommateurs de culture, surtout si cette dernière parle d'eux et pour eux. En effet, depuis de longues années, le constat est le même partout, les Algériens boudent la culture sous toutes ses formes. Mais les raisons qui ont poussé les Algériens à déserter les rares espaces culturels mis à leur disposition n'ont jamais été décryptées. Le déni national dans lequel se sont cachés les professionnels du secteur et les autorités concernées ont faussé les calculs. L'une des principales raisons qui ont poussé les masses à fuir les milieux culturels, est sans nul doute l'élitisme de ce secteur, que ce soit pour les structures culturelles de l'Etat ou celles du secteur privé, que ce soit dans le fond ou dans la forme. Si pour l'Etat l'art est un vecteur des politiques officielles, l'autre, en revanche, est inaccessible puisque cher, et pas à la portée de son principal public, à savoir la jeunesse et les classes les moins aisées. Simple exemple, les soirées ramadhanesques ou encore les concerts organisés par des entreprises spécialisées dans l'événementiel. En effet , le prix des tickets d'entrée pour ces spectacles varie entre 1 500 DA et 5 000 DA. La plupart des Algériens estiment que l'art est essentiel pour l'humanité et pour cause l'histoire nationale regorge de chefs-d'œuvre qui ont fait la renommée de l'art algérien dans le monde. Mais les logiques de marchés, d'une part, la nouvelle vague d'artistes connus et reconnus, d'autre part, ne suivent pas l'évolution de la société, surtout que les circuits de diffusion de ce qui est appelé l'art populaire sont quasi absents. Par effet domino les artistes ne sont pas confrontés aux regards de leur public. Au-delà de ses victoire politiques, le Hirak a réussi à réconcilier les Algériens avec leur identité culturelle populaire. D'ailleurs, la plupart des slogans et des chants sont sortis des quartiers populaires, ceux qui font danser chaque vendredi les marcheurs sont les jeunes des quartiers populaires. Ces artistes sont rejetés par le milieu des artistes, puisqu'ils ne répondent pas aux codes et aux normes de l'art dit contemporain, qui, lui, ne répond pas à des « codes » importés, mais jamais adaptés à la réalité sociale nationale. Ahmed Rezak n'est pas à son premier coup de maître, en trois ans, ce dramaturge a fait du 4e art, une expression artistique populaire. Revenant aux principes de base des écoles d'expression de la scène qui ont marqué des générations d'Algériens. Sa formule «briser les frontières qu'imposent de fait les planches entre l'artiste et le public, et aussi pousser le public dans ses derniers retranchements», c'est-à-dire obliger le spectateur à aller à la découverte de ses émotions, de ses forces et de ses faiblesses, mais aussi, à leur compréhension et à l'acceptation des différences. Il plonge le spectateur dans son environnement du quotidien, avec des références culturelles et identitaires qui sont propres aux Algériens eux-mêmes. En d'autres termes, Ahmed Rezak interroge les émotions pour rebâtir la dignité individuelle, en s'adressant à son public avec une de ses langues maternelles, à savoir la daridja, ouvrant ainsi les portes au dialogue sur la définition même de «l'identité nationale».