Il y a des souvenirs qu'on aimerait oublier à jamais parce qu'ils ravivent la douleur. «Les condamnés à mort avaient un seul voeu: ne pas mourir sous la guillotine. Ils ne voulaient pas que la tête soit détachée du corps», ainsi parle Mostefa Boudina lorsqu'il évoque «le couloir de la mort» en ouvrant les grandes parenthèses. Il s'oublie parfois et s'engage dans un long soliloque, avant de revenir au texte auquel il s'astreint en guise de préambule à la cérémonie de commémoration de la Journée du Chahid de l'Association des condamnés à mort qu'il dirige. Peu de gens savent le supplice auquel avait été soumis Zabana et ses compagnons. Ceux qui les avaient accompagnés dans leurs derniers instants et qui leur ont survécu s'en souviennent. Ils veulent en faire des films. Ils en appellent aux autorités, aux créateurs et aux médias pour les aider à faire des scénarios. Les témoins sont encore en vie et peuvent apporter leur concours. «Mais il ne faudrait pas qu'on en fasse des histoires tronquées», insiste l'orateur. Il fait état d'un scénario qui lui a été présenté récemment. Il se trouve qu'il relate des scènes de la prison de Lyon où était interné Boudina pendant la guerre de Libération. «C'est inadmissible. C'est une fiction qui n'a rien à voir avec la réalité que nous avions vécue», lance-t-il. «Aujourd'hui, c'est vrai que la tendance est à l'apaisement; ce qui doit permettre aux volontés sincères communes de réunir toutes les autres conditions pour parvenir à la signature du fameux traité d'amitié entre les peuples algérien et français. La France doit, cependant, reconnaître les crimes du colonialisme et demander pardon au peuple algérien et, aussi, évacuer du dossier de nos relations futures la revendication mal à propos des pieds-noirs». Il ouvre une autre parenthèse: «Les pieds-noirs ont vendu leurs biens aux Algériens avant de partir. Ils ne les ont pas abandonnés comme ils le prétendent. La France, par contre, doit payer ses dettes à l'Algérie qu'elle a pillée pendant 132 ans, pour les villages qu'elle a détruits au napalm, pour la terre brûlée, pour les 4,5 millions de morts depuis l'invasion, etc.». Les guillotinés en font partie, «on en comptabilise 200», enchaîne-t-il. A présent, «nos fêtes ne sont plus célébrées dans le recueillement et l'allégresse populaire; elles se limitent aux journées chômées et payées et au dépôt de gerbes de fleurs par les autorités locales dans les cimetières des martyrs . Le 5 juillet est célébré dans l'anonymat». Que dire des suppliciés du «couloir de la mort»? Il y a une autre réalité qu'on voudrait cacher. Boudina nous narre l'histoire d'un condamné à mort qui a survécu. Après l'indépendance, il a eu droit à un poste de travail ingrat de gardiennage. Il a travaillé jusqu'à la retraite et peiné à scolariser ses enfants qui sont devenus cadres. Ils sont au chômage. Pourquoi? La question reste posée. Après leur sacrifice, c'est au tour de leurs enfants de vivre le martyre. Les anciens condamnés à mort ne sont plus conviés aux cérémonies officielles. Pourquoi? Encore une question qui reste pendante. Boudina est sénateur. Il était membre du comité central du FLN qu'il avait quitté pour rejoindre le RND et présider l'association qu'avait présidée avant lui l'ancien ministre de l'Intérieur, Meziane Chérif. Boudina a eu de la chance que n'a pas eue l'écrasante majorité du «couloir de la mort».Avant la fin du discours, un homme s'est faufilé dans la salle. La barbe blanche en collier, le physique trapu, l'allure gaie, il embrasse ses anciens compagnons et engage la discussion avec l'un d'eux en disant à haute voix: «Pourquoi parle-t-on en français? Pourquoi...». On chuchote à droite et à gauche pour le faire taire. Il prend place en «écrasant» dans sa poitrine sa question qui restera sans réponse. L'orateur se dépêche pour achever son discours.