Réagissant aux effets de l'épidémie du coronavirus, Soufiane Djilali, président de Jil Jadid, revient dans cet entretien sur la situation politique, économique et sociale du pays, et sur les éventuelles possibilités du déconfinement, et d'un redémarrage. L'Expression: Comment évaluez- vous la situation, politique, économique et sociale du pays, après plus d'un mois de la crise sanitaire? Soufiane Djilali: Sincèrement, le pays tient mieux que ce que l'on pouvait a priori attendre. Il y a une résilience remarquable de la société. Il faut dire que, globalement, ces 20 dernières années le tissu industriel était devenu peu à peu artisanal et le commerce à sens unique à cause de la rente pétrolière. Aujourd'hui, tant qu'il y a encore un peu de sous dans les caisses, l'importation continue et le commun des citoyens ne ressent pas une grande différence, même si le niveau de la consommation est faible. C'est que les Algériens connaissent l'austérité et la vivent depuis bien longtemps. Toutefois, il ne faudrait pas que cette situation dure trop longtemps. D'énormes difficultés sont devant nous: effondrement de nos revenus externes, faiblesse chronique de notre agriculture, dépendance extérieure grave pour notre appareil productif, bien chétif. La période de confinement doit nous permettre de repenser la philosophie générale du développement du pays. Par ailleurs, il faut dès maintenant projeter le déconfinement. à ce sujet, la commission «santé» du conseil scientifique de Jil Jadid vient de publier ses recommandations. Quant aux questions politiques, il y a comme un paradoxe. Au plan formel, le chantier des réformes est bloqué pour le moment; le coronavirus en a décidé ainsi. Par contre, le pays est en train de se stabiliser. L'Institution militaire finalise sa mue. Elle s'est quelque peu rajeunie, continue sa professionnalisation et surtout semble décidée à opérer paisiblement une modernisation tant dans ses ressources humaines que dans la conception de son action. La société civile, enfin, appréhende désormais avec plus de réalisme l'évolution de la situation. Il faut dire que les citoyens, les médias et la classe politique avaient été traumatisés par le régime de Bouteflika. L'humiliation du passé et l'espoir donné par le Hirak ont créé, à juste titre, l'envie d'en découdre une fois pour toutes avec le pouvoir incarné par l'ancien régime. C'est probablement là qu'il y a eu divergence d'évaluation entre les différents protagonistes. Certains ont mis l'Etat et le régime politique dans le même sac. A Jil Jadid, nous avons été radicalement contre le régime précédent, mais nous avions toujours prévenu qu'il ne s'agissait pas de casser l'Etat en faisant partir la mafia qui y avait fait son nid. Pensez-vous que la scène politique et l'activité partisane, subiront des changements significatifs après le passage de la crise et, notamment après le report de la révision de la Constitution? Il est évident que la classe politique est entrée dans une phase de reconversion. Les anciens partis de l'alliance sont en train de sombrer corps et âme. Ils sont désormais hors jeu; en tout cas, ni le FLN ni le RND et encore moins les autres partis satellites, ne pourront revenir au-devant de la scène avant bien longtemps et sinon pour toujours. Les autres partis doivent par contre renouveler leur positionnement et leur fonctionnement. Beaucoup avaient été formatés par les nécessités des années 90. Il y a lieu de réactualiser les logiciels en fonction des nouvelles données. L'Algérie est plurielle et a besoin de l'ensemble de ses femmes et hommes politiques, toutes obédiences confondues. à mon sens, l'écrasante majorité des politiques sont fondamentalement patriotes et veulent construire l'Etat de droit. Le président Tebboune doit offrir un chantier auquel tout le monde pourra y contribuer. L'objectif de la construction d'un Etat de droit dans la sérénité sera un dessein consensuel et général qui renforcera notre nation. Le défi du président est de créer un climat de confiance et de dialogue pour que la nouvelle Constitution puisse être revendiquée par tous et qu'elle devienne le lieu de l'unité nationale. Les législatives qui viendront après mettront en place un parlement légitime et de qualité. L'Algérie entamera dès lors la grande bataille du développement. Que pensez-vous des consultations intersectorielles lancées cette semaine par le Premier ministre? C'est une bonne chose. Encore faut-il les réussir. Jil Jadid venait juste d'ailleurs d'appeler, dans le communiqué de son conseil politique, à une concertation avec les partenaires sociaux. Comme quoi, une perception réaliste des défis à relever peut mener aux mêmes raisonnements. La crise sanitaire a permis quelque part de tout mettre à plat, de sortir des sentiers battus, d'ouvrir le champ à la coopération. Tout le monde a remarqué le changement de style à la tête de l'Etat. Nous sommes enfin sortis du narcissisme maladif et tyrannique. Le rapport des forces et la mentalité du dominant-dominé, doivent laisser place au rapport de raison. De l'humilité, de l'écoute et de la générosité peuvent changer les choses plus que le formalisme froid et hiérarchique. La pratique du pouvoir est, malgré toutes les critiques, en train de changer. Il faut encourager et accompagner ces premiers pas et non pas obstruer, diffamer et invectiver. Quelles que soient les faiblesses du gouvernement actuel, et il en a, vu le contexte politique dans lequel il s'est constitué, il reste que le pays commence à respirer, à bouger, à réfléchir... Que pensez-vous des mesures prises par l'Etat pour lutter contre l'épidémie du coronavirus? Personne n'était préparé à affronter une telle épidémie. Le système de santé, tout le monde le sait, est dans un état de fragilité extrême. Il n'y avait pas de plan de sécurité sanitaire pour affronter une crise sanitaire d'une telle envergure. Le gouvernement s'est démené comme il a pu. Il a pris les mesures nécessaires qu'il fallait prendre, au pied levé. Maintenant, il n'y a plus qu'à s'adapter aux évènements. Bien sûr, il y a des tâtonnements, des faiblesses, des incompétences... Mais vraiment, sans les occulter, il n'y a pas lieu d'accabler Djerad et son équipe pour cette gestion. Maintenant, il faut focaliser sur la conduite du déconfinement qui ne sera pas de tout repos ni une mince affaire. Estimez-vous, que cette conjoncture difficile, peut être une opportunité pour l'Algérie afin de rattraper son retard sur le plan géostratégique? Le monde est entré dans une phase de bouleversement complet. Personne ne saurait dire où l'on va exactement. Certains y voient l'occasion d'instaurer une mondialisation plus poussée, d'autres au contraire, parient sur le retour des nations et du souverainisme. Les relations internationales peuvent se détendre à l'image des échanges d'aides entre la Russie et les Etats-Unis ou la Chine et l'Europe. Elles peuvent aussi se crisper à travers des conflits commerciaux et industriels entre les grandes puissances. L'Occident joue gros; les cartes géopolitiques viennent d'être rebattues. Permettra-t-il à ses concurrents de prendre le dessus? Plus que jamais, les grandes questions internationales sont exacerbées: pétrole, dollars, route de la soie, dé et relocalisation des industries, armement sophistiqué y compris les armes biologiques, la 5G etc. Les campagnes médiatiques inamicales contre la Chine sur sa gestion de l'épidémie ouvrent la porte à des interrogations sur les objectifs et surtout leurs conséquences. Les pays sont de plus en plus pris dans l'engrenage des tensions mondiales. L'Algérie est à un carrefour de la plus haute importance stratégique. Un ministre allemand vient juste d'exposer l'idée d'associer au binôme UE-Otan, les pays du Maghreb, en citant, entre autres, l'Algérie. Il ne faut pas que notre pays se laisse entraîner dans un conflit d'intérêts et géopolitique qui concerne les blocs. Notre intérêt est que l'Afrique du Nord reste en dehors de l'échiquier. Cela est-il possible? Espérons que la Libye retrouve rapidement sa stabilité et sa souveraineté. Que les pays du Sahel soient aidés à reconstruire des Etats stables, unitaires et légitimes. Enfin, tôt ou tard, il faudra recréer un partenariat intelligent et mutuellement bénéfique avec le Maroc. Tous ces dossiers peuvent trouver des solutions... comme ils peuvent entraîner l'Algérie dans de nouvelles épreuves diplomatiques et sécuritaires, dont nous n'avons nullement besoin! Quels sont les principaux enseignements à tirer de cette crise sanitaire? En Algérie, il y a convergence de plusieurs facteurs. Les changements structuraux de l'économie algérienne sont devenus inévitables. Notre commission «Economie & finances» du conseil scientifique est en train de préparer un mémorandum dans cette optique. Je pense que quelque part, grâce au coronavirus, des changements fondamentaux dans la conduite de l'économie nationale vont s'imposer. Les conditions préalables de la réussite d'un tel saut sont à l'évidence politiques. Il est temps de créer un climat politique consensuel. La libération des détenus politiques, l'ouverture politique et médiatique, un dialogue sérieux, sont les atouts gagnants pour affronter un tel défi. Mon sentiment est que le président Tebboune a la volonté de réussir à passer cette épreuve historique pour le pays. Reste à voir dans les faits. Un dernier mot... Malgré les turbulences extrêmes que nous vivons ces derniers temps, je dois dire que le mouvement du 22 février a été une immense avancée. Le pays s'est débarrassé d'une caste politique et une oligarchie exceptionnellement nocives. Le pays est rentré dans une nouvelle phase sans casse majeure, ce qui n'était pas a priori évident. Il y a des difficultés de tout ordre, l'unité nationale a été quelque peu malmenée, mais le plus dur est derrière nous. Je suis persuadé que les tensions vont s'apaiser. Les politiques auront à faire leur métier. L'opposition trouvera ses marges de manoeuvre et les médias feront leur métier de l'information. Tout cela n'est que le préalable au décollage. Il faudra ensuite travailler, travailler, travailler. Je reste, en tous les cas, raisonnablement optimiste pour la suite!