Cheikh M'hamed Benredouane s'en est allé, sur la pointe des pieds, serais-je tenté de renchérir. Non sans avoir vaillamment résisté et tenté de mener à bien sa mission. Celle qui réconcilie le musulman avec sa religion, une religion que d'aucuns ont tenté de ternir, mais en vain. Digne héritier de la dynastie des Zianides et de Nos Andalousies perdues, il se distinguait par un esprit scientifique pointu et incontestable. Bien qu'à l'image de feu Abdelmadjid Meziane il reconnaissait, cependant, que cette façon de voir et de propager sainement l'islam de nos ancêtres était bien loin d'être portée par une école créatrice de doctrines et de traditions d'enseignement, à l'image de celles magistralement dirigées par Ibn Baja ou Ibn Rochd. Mais, comme se plaisait à le relever l'ancien ministre de la Culture, il y a école dès lors que plusieurs intellectuels reçoivent et assurent la transmission de la hikma tout en étant eux-mêmes des maîtres de théologie attachés à cette discipline au XIVe siècle. L'ancien ministre de la Culture vouait un respect des plus profonds à Mohammed Abdallah al-Abili, la personnalité centrale de cette école, pour avoir su promouvoir les disciplines dites rationnelles en s'inspirant le plus souvent du rationalisme cher à Ibn Rochd, alors qu'il s'était modérément intéressé à l'oeuvre d'Ibn Sina, surtout en tant que support philosophique du Tassawaf. À l'heure où les archaïsmes s'imposent à l'ombre de la démesure, de l'imposture et de la soudaine légèreté de l'âme, il va sans dire qu'il est quasiment impossible de rééditer une telle période où l'islam maghrébin était synonyme de tolérance, d'amour et d'oubli soudain de soi. C'est à cet islam que mon ami Cheikh M'hamed Benredouane aspirait de tout coeur, adhérait pleinement. Un islam qu'il voulait quotidiennement mettre en scène, expurger de toutes les scories imposées par l'inculture et le refus d'opter pour une pratique religieuse en mesure de réconcilier le peuple avec lui-même et les traditions qui auront fait ses beaux jours. Dans ses discussions avec ses amis et ses émissions à la télévision, sa simplicité et son verbe vrai détonnaient et finissaient toujours par avoir raison du scepticisme, du pédantisme et de la langue de bois savamment entretenus, même de nos jours. Les propos qu'il a notamment tenus sur les questions lancinantes du divorce et des mariages ont provoqué une véritable levée de boucliers, des étonnements comme une kyrielle de satisfactions et/ou de soutiens. Réalité objective Les téléspectateurs étaient ravis d'aller à la rencontre, grâce à sa pédagogie, d'une conception de l'islam décomplexée, expurgée de toutes les dissonances engendrées le plus souvent par l'absence d'une culture religieuse digne de ce nom et la prééminence de la stagnation, du repli soudain sur soi. À une téléspectatrice algérienne qui lui posait la question de savoir si son mariage avec un Allemand non circoncis était licite, il eut cette réponse déroutante mais combien juste: «On ne se réveille pas après 17 ans de mariage. À 67 ans votre mari a plutôt besoin de paix et de vivre.» Il en sera ainsi d'une autre Algérienne répudiée par son mari. Décision sitôt prise sur la base du toulouth par un conjoint complètement saoul et sitôt remise en question le lendemain: «Vous pouvez retourner chez vous, votre mari n'était pas conscient au moment des faits. Pour honorer une cuite, il faut entre six et huit heures.» Des mots simples bien loin de la phraséologie mystificatrice chère aux faux dévots, une logique en mesure de réconcilier l'être humain avec lui-même. En cela, il rejoint Abdelmadjid Meziane soutenant non sans pertinence que nos sociétés n'ont nullement intérêt à se laisser prendre par de trop fréquents pèlerinages aux sources: «Les cultures qui s'épuisent à creuser le passé, les idéologies qui se construisent artificiellement sur les bases mentales des générations ancestrales ne pourront qu'appauvrir la personnalité présente (...). Qu'on ait envie de s'arrêter pour choisir, qu'on ne veuille pas sacrifier les bons vieux matériaux pour la reconstruction des personnalités nationales, voilà qui paraît bien légitime. Mais que l'on n'ait d'admiration que pour l'héritage ancestral, et voilà que l'on sombre dans la paralysie mentale.» En d'autres termes, une société ne peut accéder à un niveau supérieur de civilisation que si elle devient assimilatrice, c'est-à-dire que sa personnalité de base, au lieu de s'enfermer dans ses positions de résistance, doit affronter les influences étrangères et la réalité objective, savoir les adapter à son propre mode d'existence. Le docteur M'hamed Benredouane, qui fut ministre des Affaires religieuses du gouvernement Sid Ahmed Ghozali, ne comprenait nullement pourquoi certains courants considéraient l'ouverture sur l'universalité comme un signe de dépersonnalisation: «Ce sont les défenseurs de l'orthodoxie, dira sans hésiter Abdelmadjid Meziane. Résister idéologiquement sans accepter ni confrontation ni échange, c'est accepter de réduire de plus en plus sa personnalité et risquer par-là même de la faire disparaître un jour.» Le masque de l'orthodoxie Pour l'ancien ministre de la Culture, toute résistance purement subjective est dérisoire, car elle a pour but la conservation étroite, sans comparaison avec le monde extérieur. Elle postule une spécificité absolue, c'est-à-dire une distinction et une indépendance totale par rapport au reste de l'humanité. L'histoire, soutenait le professeur Abdelmadjid Meziane, nous enseigne que notre société est entrée d'une manière irrémédiable dans l'ère du conservatisme à partir du XIIe siècle, période qui coïncide d'ailleurs avec les premiers indices de notre décadence culturelle: «C'est bien ce peuple qui passa sans trop d'embarras du kharédjisme au chiisme, et du chiisme à la sunna.» Moins vigoureux dans ses propos que l'ancien recteur de l'université d'Alger dont il adopte subrepticement certaines thèses, Cheikh M'hamed Benredouane n'était pas loin de penser: «D'un côté, les cerveaux créateurs étaient réduits au silence et annihilés par des penseurs officiels, et le processus de décadence ne pouvait être qu'accéléré par ce dessèchement culturel. D'un autre côté, le peuple qui ne faisait que prendre le masque des orthodoxies, ne manque pas d'assouvir ses vengeances contre ces idéologies de contrainte.» Je garderai un souvenir impérissable de ses nombreuses participations à mes émissions télévisées, notamment celles où il excellait dans l'art de raconter l'Emir Abdelkader et le Fahs d'Alger. Non sans vigilance et prudence tant il avait peur de mes sorties inopinées (hebite t'bassini, me lançait-il). C'est vrai qu'il y avait une complicité entre deux citadins d'Alger que des liens ancestraux unissaient et la profonde conviction que le témoin doit être remis sur des bases saines, sans fioritures dogmatiques. C'est donc parce qu'elle a réduit les esprits vigoureux au silence, semble dire le professeur Abdelmadjid Meziane, et aussi parce qu'elle a sous-estimé le peuple que l'idéologie officielle s'est momifiée, laissant l'initiative à des forces du mal autrement plus redoutables. Des forces qui allaient compromettre dangereusement l'avenir d'un peuple et retarder considérablement les transformations démocratiques de la société. C'est d'ailleurs pour ces raisons que le docteur M'hamed Benredouane est amené à quitter sa fonction ministérielle, privilégiant son retour à l'hôpital et sa fonction de président du Conseil scientifique de la Fondation Emir Abdelkader... Qu'il retrouvera non sans un sentiment de libération et de joie immense. Le président Tebboune adresse ses condoléances à la famille du défunt Le président de la République, Abdelmadjid Tebboune a adressé, hier, un message de condoléances à la famille de M'hamed Benredouane décédé à l'âge de 70 ans, dans lequel il a estimé que la disparition du regretté était une perte tant il était connu pour ses contributions dans la diffusion du savoir religieux, indique un communiqué de la présidence de la République. «Suite au décès de l'ancien ministre des Affaires religieuses et professeur universitaire, M'hamed Benredouane, le président de la République, Abdelmadjid Tebboune, a adressé un message de condoléances à la famille du défunt dans lequel il a estimé que la disparition du regretté était une perte tant il était connu pour sa modestie d'érudit, ses appels au droit chemin et ses précieuses contributions dans la diffusion du savoir religieux dans les médias», lit-on dans le communiqué.