Les crises de restructuration dans lesquelles se débattent les sociétés du tiers-monde font qu'elles vivent une grande nostalgie pour les vieux modèles sociaux et mentaux, au point que l'observateur étranger est tenté de croire à la naissance de puissants mouvements de réaction. Qui ne tolère pas à ces peuples récemment sortis de la dépersonnalisation coloniale leur retour spontané aux sources revivifiantes de leurs cultures nationales ? Mais les maladresses et l'anarchie dans lesquelles s'opèrent ces retours risquent de détourner, ne serait-ce que pour une période limitée, la plupart des peuples décolonisés de leurs vrais objectifs de révolution et de progrès. Puisque la reconstitution d'une personnalité nationale ne se fait pas uniquement par la résurrection du passé, mais surtout par les grandes œuvres du présent et la préparation de l'avenir, nos sociétés n'ont nullement intérêt à se laisser prendre par de trop fréquents pèlerinages aux sources. Les cultures qui s'épuisent à creuser le passé, les idéologies qui se construisent artificiellement sur les bases mentales des générations ancestrales, ne pourront qu'appauvrir la personnalité présente. La vigueur que l'on chante, et qui nous manque, ne doit pas être seulement une vigueur de résistance aux influences, mais elle doit être avant tout une vigueur de dynamisme et de création. Il est certainement inévitable que la génération de la décolonisation connaisse un certain désarroi face aux nombreux pièges d'une rapide acculturation. Qu'on ait envie de s'arrêter pour choisir, qu'on ne veuille pas sacrifier les bons vieux matériaux pour la reconstruction des personnalités nationales, voilà qui paraît bien légitime. Mais que l'on n'ait d'admiration que pour l'héritage ancestral, et voilà que l'on sombre dans la paralysie mentale. La pluralité des cultures dans les sociétés contemporaines n'est plus considérée comme un effritement de la personnalité nationale. Un nivellement culturel qui tendrait à nous imposer par les moyens d'information, par l'école, par le contrôle et la mobilisation des cerveaux, un système culturel parfaitement unifié, parfaitement cohérent, est considéré comme une utopie. Les fonds culturels où nous puisons se multiplient de plus en plus, et nulle force au monde ne peut, de nos jours, imposer des frontières culturelles ou mentales à des individus, et à plus forte raison à des sociétés. Déjà au Moyen-Âge, où les communications étaient réduites, l'homme moyen alimentait sa personnalité aussi bien à partir des sources islamiques que dans la pensée grecque, persane ou hindoue. Sa personnalité de base ne pouvait être que revigorée et enrichie par tant d'échanges. Une société ne peut accéder à un niveau supérieur de civilisation que si elle devient assimilatrice, c'est-à-dire que sa personnalité de base, au lieu de s'enfermer dans ses positions de résistance, doit affronter les influences étrangères et savoir les adapter à son propre mode d'existence. D'aucuns considéraient cependant cette ouverture universalisante comme un signe de dépersonnalisation. Ce sont les défenseurs des orthodoxies. Résister idéologiquement, sans accepter ni confrontations ni échanges, c'est accepter de réduire de plus en plus sa personnalité, et risque par-là même de la faire disparaître un jour. Il y a au moins deux sortes de résistances dangereuses dans le domaine idéologique : celle du refus primitif et celle de la catéchisation. La principale caractéristique d'une culture primitive est son totalitarisme, c'est-à-dire qu'elle n'accepte de vivre que totalement, et elle ne peut mourir que totalement. Son pouvoir acharné de résistance constitue précisément la cause principale de sa vulnérabilité. Toute résistance purement subjective est dérisoire, car elle a pour but la conservation étroite, sans comparaison, avec le monde extérieur. Elle postule une spécificité absolue, c'est-à-dire une distinction et une indépendance totale par rapport au reste de l'humanité. Elle considère que toute influence venant de l'extérieur est un corps étranger qui porte atteinte à la vie de l'espèce. Imperceptiblement, cette résistance aux autres se transforme en résistance à soi. Elle devient bloquante car elle immobilise la société qui la pratique dans une situation absolument invariable. Là est le conservatisme pur, le conservatisme idéal, qui essaie de mettre un cran d'arrêt à toute sorte de devenir historique. Cette résistance idéale, qui est par ailleurs le signe de la primitivité, est souvent désignée par nos traditionalistes maghrébins par le terme séduisant de “Soumoud”. Le “Soumoud” est un pouvoir de résistance qui vous rend absolument inattaquable, je dirais même inaccessible. Cependant, cette inaccessibilité mentale et idéologique ne vient pas de vous, mais d'une force que vos ancêtres ont déposée en vous, et vous êtes d'autant plus fort que vous savez garder ce dépôt dans toute sa pureté originale. De nos jours, nous savons fort heureusement que ce conservatisme parfait est une simple vue de l'esprit. Pour les sociétés trop essoufflées par l'effort créateur, par “l'ijtihad”, il y a une autre sorte de résistance, c'est celle de la catéchisation. Ceux qui craignent les invasions idéologiques du monde extérieur et ne se sentent pas capables d'y faire face, d'égal à égal, n'ont plus qu'à se replier derrière l'immunité du dogmatisme. C'est dans cette mentalité craintive et repliée sur elle-même que naît la notion d'orthodoxie formelle. Les défenseurs d'un dogme doivent se considérer comme constamment mobilisés pour refaire l'orthodoxie. Ils la refont par repurifications successives, sans ajouts, sans enrichissements. Il n'y a que les courants insignifiants qui ne leur inspirent aucune crainte. Aussi sont-ils perméables à tous les déchets idéologiques, à toutes les superstitions qui couvent dans le subconscient des couches ignorantes. De ce point de vue, il n'y a pas meilleur exemple que nos “orthodoxies” maghrébines pour illustrer cette résistance. L'histoire nous enseigne que notre société est entrée d'une manière irrémédiable dans l'ère du conservatisme à partir du XIIe siècle. C'est aussi à partir de cette époque qu'il faut signaler les premiers indices de notre décadence culturelle. L'édifice dogmatique définitif, immuable et inattaquable qui fut imposé par la conjugaison des efforts culturels et politiques, se mit alors à pourchasser la brillante pensée islamique ouverte auparavant à tous les rationalismes et à tous les courants scientifiques. On abandonnait les principes de “l'ijtihad” et de la libre recherche pour adopter les règles de l'intolérance et de la pensée conditionnée. Les composantes de ces orthodoxies, qui sont pour les uns la doctrine asharite, avec le droit malékite, et pour les autres la Sunna ibadite, n'ont pas tardé à se figer en énoncés stricts et totalement desséchés. Toute la culture devint en effet un effort de vulgarisation et d'enseignement d'un dogme de plus en plus rétréci. Il faut certes admirer l'esprit missionnaire de ces théologiens et fouqahas maghrébins qui, à partir de petits foyers culturels tels les madrassas et les zaouïas, catéchisaient méthodiquement le peuple, auquel on reconnaissait tant de souplesse idéologique. C'est bien ce peuple qui passa sans trop d'embarras du kharidjisme au chiisme et du chiisme à la sunna. Mais il faut aussi reconnaître que seules les sociétés décadentes se réfugient dans le conservatisme étroit, et il n'y a que les dogmes simples et confortables qui puissent convenir à des esprits qui n'espèrent rien inventer. Ibn Khaldoun, ce dénonciateur acharné des traditionalismes, affirme que la réussite des orthodoxies au Maghreb obéit à un déterminisme sociologique dont le secret réside dans la bédouinité. Nos orthodoxies sont donc, d'après lui, le résultat de notre bas niveau de civilisation. Nos cités, notre vie urbaine elle-même n'auraient donc jamais échappé à l'emprise de la mentalité tribale ? Mais puisqu'il y a eu une si brillante civilisation avant les époques de sclérose et de décadence, comment pouvons-nous croire que la bédouinité est éternelle ? D'ailleurs, cette notion est par elle-même trop vague et trop mouvante pour expliquer à elle seule tant de phénomènes sociaux. Il faut croire par ailleurs que les populations du Maghreb, autant bédouines que citadines, se sont laissé aller à une certaine passivité culturelle, à partir du moment où les idées sont devenues une affaire d'état. Si les dynasties imposaient par la force et par la propagande une doctrine officielle, si elles mobilisaient tant de fouqahas, de théologiens et d'hommes de lettres courtisans, c'est pour faire comprendre aux peuples qu'elles entendaient ne plus reconnaître d'opposition dans le domaine des idées. L'orthodoxie devint alors l'état, la conservation de la doctrine officielle équivalait à la conservation du pouvoir. Mais les penseurs de ces régimes médiévaux surclassèrent leurs dirigeants politiques et ils se servirent sans hésitation des armes des princes pour provoquer toutes les inquisitions et pour anéantir les ennemis de leur dogme. C'est donc le pouvoir qui fit la force des orthodoxies, mais ce sont aussi les armes qui ont fait la faiblesse de ces idéologies formalistes. D'un côté, les cerveaux créateurs étaient réduits au silence et annihilés par la jalousie des penseurs officiels, et le processus de décadence ne pouvait qu'être accéléré par ce desséchement culturel. D'un autre côté, le peuple, qui ne faisait que prendre le masque des orthodoxies, ne manquait pas d'assouvir ses vengeances contre ces idéologies de contrainte. C'est donc parce qu'elle a réduit les esprits vigoureux au silence, et aussi parce qu'elle a sous-estimé le peuple, que l'idéologie officielle s'est momifiée. Elle se sentira d'ailleurs si faible, à partir du XVIe siècle, qu'elle s'accommodera de toutes les invasions du maraboutisme populaire. Elle s'y engloutira au point qu'au XIXe siècle elle deviendra tout à fait méconnaissable. Certes, il y a une exception pour la période de Abdelkader, car ce grand homme a su replonger sa doctrine officielle dans les deux sources du rationalisme et de la tolérance, comme il a su faire de l'idéologie officielle un moteur d'énergie populaire. Mais Abdelkader ne réussit qu'un temps, et le colonialisme n'hésita pas à prendre la relève des dynasties médiévales. Il semble que, dans le domaine idéologique, l'histoire continue comme si la révolution de novembre 1954 n'a point laissé de trace. Aujourd'hui, nous nous plaignons trop souvent des invasions culturelles étrangères, et nous attendons qu'une certaine orthodoxie voie le jour pour pouvoir nous défendre contre l'effritement de notre personnalité nationale. Il faut cependant dénoncer tout de suite ce faux espoir. Attendre qu'un organisme officiel sécrète une idéologie confortable et immunisante, c'est penser avec une mentalité médiévale. Attendre aussi que l'histoire, cet être imaginaire que les idéalistes ont créé de toutes pièces, veuille bien nous doter d'une culture vivifiante, c'est retourner au fatalisme des temps antiques. Ce ne sont pas les faits non plus qui produisent par eux-mêmes la pensée, car les faits sont pensés et agis par les hommes. Alors il nous reste à dénoncer notre propre désintéressement ou simplement notre peur de nous découvrir si faibles face aux invasions étrangères. Nous avons trop tendance, comme aux temps révolus des despotismes dynastiques, à affirmer que politique, culture et idéologie sont l'affaire de quelques responsables. Penser ainsi, c'est considérer que notre société tout entière a perdu sa responsabilité sur elle-même. Nous avons peut-être aussi peur de heurter le peuple jusque dans les aspects dérisoires de son héritage, de son folklorisme, et c'est pour cela que nous refusons de soulever courageusement le problème du vide idéologique. Entre élites et peuple on s'approuve, on se flatte et on s'admire réciproquement. Pourtant, les désaveux sournois ne manquent pas. Cependant, ce peuple avait autrefois écouté avec attention tant de “daïs” dont les doctrines étaient souvent futiles, et il les avait écoutés par soif de justice. Il avait toujours jeté le masque des orthodoxies de façade, chaque fois qu'un espoir nouveau naissait en lui. Et aujourd'hui il semble encore apte à remplacer le folklorisme où quelques-uns le poussent par une doctrine vigoureuse, et il serait bon que cette disponibilité appelle des “daïs” nationaux qui se connaissent assez pour penser par eux-mêmes, sur eux-mêmes. Abdelmadjid Meziane (14-02-1970) Abdelmadjid Meziane est né en 1928. Au cours de sa longue carrière politique il a été successivement, préfet, recteur de l'université d'Alger ministre de la culture, ministre du tourisme puis résident du HCI. Il est décédé en 2001