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«Tamazight a besoin de création et non de cris ! »
Salem amrane (écrivain, poète et dramaturge)
Publié dans L'Expression le 31 - 10 - 2020

L'Expression: Vous venez de publier deux recueils de poésie à la fois, pouvez-vous nous en parler?
Salem Amrane: Effectivement, il s'agit de deux recueils de poésie en kabyle intitulés « Tafat isderghel yizri» et «Wissen amek». Le premier est un recueil de mes premiers poèmes, écrits dans les années 90. C'est un recueil qui a obtenu le prix «Mouloud Mammeri» en 1999, organisé par Agraw adelsan Amazigh présidé par Ahmed Zaid dont la préface a été d'ailleurs écrite par Yidir Ahmed Zaïd. Le deuxième recueil «Wissen amek» est préfacé par Medjahed Hamid et Hamid Ait Slimane. Ce sont des textes écrits entre 2000 et 2010. Donc, comme j'ai mis du temps pour les éditer, j'ai décidé d'éditer les deux à la fois. Un ancien et un nouveau, sachant qu'il y a deux autres recueils à éditer prochainement: d'autres anciens et les tout derniers textes. Mieux vaut tard que jamais. Je sens la responsabilité de mettre à la disponibilité des étudiants, enseignants, poètes et autres lecteurs, mes textes. Moi je ne crois pas à la théorie selon laquelle on écrit pour soi-même.
Pourquoi mettez-vous autant d'années pour éditer vos livres alors que le contenu est souvent prêt depuis longtemps?
J'ai toujours pensé que mes textes ne sont pas encore prêts à être édités, mais le fait d'être trop perfectionniste s'avère parfois une tare. On ne doit pas priver les autres de ce qu'on pense et de ce qu'on écrit, plutôt de ce qu'on a déjà écrit il y a longtemps.
Vous enseignez l'anglais mais vous écrivez en français et en tamazight, pourquoi?
Professionnellement parlant je suis en effet un enseignant d'anglais, mais j'ai fait mes premiers pas dans l'écriture dans ma langue maternelle: le kabyle et le français dans laquelle nous avons beaucoup lu. Je ne pourrai mieux que paraphraser Jean Amrouche qui disait: « Même si j'écris en Français je ne peux pleurer qu'en Kabyle.» Aimer sa propre langue et lutter pour elle et sa culture aujourd'hui, ce n'est plus crier sur tous les toits qui nous sommes. Le temps est plutôt pour la création. On ne peut assurer la longévité de notre langue et notre culture, qu'avec la création. Une façon de couper l'herbe sous les pieds de ceux qui ne cessent de fulminer et jurer par monts et vaux que notre langue n'est pas une langue, par conséquent incapable de produire. Par ailleurs, il y va de la responsabilité de chacun de nous, capable de produire quelque chose pour le faire, pour apporter sa pierre à l'édifice de cette langue et culture. On ne peut attendre des autres pour qu'ils le fassent à notre place.
Vous êtes à la fois romancier, poète et dramaturge, pourquoi cette diversité de genres?
J'ai commencé comme la plupart des auteurs à écrire de la poésie et par la suite mon amour de la lecture m'a donné le goût d'essayer d'autres sensations. Le théâtre dans les années 95 -96, mais sans aucune formation ou notions scientifiques. Par la suite, en faisant une formation en écriture dramatique, j'ai commencé à me perfectionner et à voir plus clair. Pour le roman, c'est à la même période que j'ai commencé l'écriture du roman «Ne tirez pas sur les roses», qui ne verra le jour qu'en 2010, après plusieurs réécritures et corrections. Par ailleurs, il est utile de rappeler qu'on ne choisit pas toujours son genre. En d'autres termes, l'inspiration quand elle surgit avec une idée, pour ce qui me concerne, je ne décide pas sur le champ, si cette idée, sera un poème, une pièce de théâtre ou une nouvelle. J'accueille cette idée à bras ouverts et je la note pour qu'elle ne me file pas entre les doigts de la mémoire. Et c'est en grandissant que cette idée prend forme et le genre s'impose de lui-même.
Mais cette variété des genres peut aussi être source d'hésitation, n'est-ce pas?
Oui, la variété des genres constitue pour moi parfois un casse-tête, sachant que les genres s'interposent et s'enchevêtrent dans ma tête, mais tant que je peux finaliser mes oeu-vres et je les maitrise, je ne me permets pas de me plaindre. Il est, de ce fait, trop tôt pour moi, de dire que je dois me spécialiser dans un tel ou tel genre. Et on ignore de quoi sera fait demain.
Parlez un peu de votre roman en langue française publié il y a quelques années.
«Ne tirez pas sur les roses» est un roman que j'ai débuté en 1996 et que j'ai édité fin 2015. Bien sûr, j'ai fait une pause de quelques années pour beaucoup lire et bien peaufiner mon projet. On ne devient pas écrivain si on n'a pas beaucoup lu. Et on ne lit jamais assez.
Qu'en est-il de la trame de ce roman?
C'est une histoire qui met en exergue la décennie noire, où l'amour se mêle à la mort; la peur côtoie le plaisir, celui de vivre, d'être aimé, de s'extérioriser et j'en passe. D'autre part, la vie artistique et professionnelle de Meziane, qui tantôt voit des roses en des épines, tantôt des épines sur toutes les fleurs, voit sa liberté de dire réduite en peau de chagrin. Mais l'espoir se voit cligner et s'imposer tant que le soleil ne perd pas son lever.
S'agit-il d'un roman à l'eau de rose?
Non, ce n'est sans doute pas un roman à l'eau de rose, quand les deux tourtereaux qui s'aimaient devaient enjamber des corps de jeunes et de moins jeunes personnes, se mêlant aux détritus des rues, ruelles et boulevards; quand les oraisons funéraires supplantaient les chants des oiseaux et les ricanements de l'innocence des bambins. Et pour abstraction du malheur quotidien, les personnages du roman, du moins les plus optimistes, tout comme le reste des témoins de cette période, ont dû prendre leur courage à deux mains pour croire à Joseph Joubert qui disait que «Dieu ordonne au temps de consoler les malheureux». Un roman malheureusement pris dans les griffes de l'amateurisme béat de l'édition, à telle enseigne où la magistrale préface de la poétesse et romancière française Nicole Barrière a été omise d'être inclue dans le roman alors qu'elle est annoncée sur la couverture et dont un extrait est inséré au verso. J'ai alors dû improviser pour l'insérer sur une feuille cartonnée indépendante, qui fait également office de marque page. Ajoutons à cela la piètre distribution et la quasi absence de promotion. Je préfère m'abstenir de nommer
d'autres bourdes. A cet effet, je promets une réédition plus soignée dans le proche avenir.
En tant que dramaturge, vous avez participé à de nombreux festivals et vous avez même été primé, pouvez-vous nous en parler?
Oui, le théâtre est une autre sensation après avoir longtemps cru que cet art, cher à Melpomène et Thalée, respectivement, muses de la tragédie et de la comédie, dans la mythologie gréco-romaine, le théâtre en l'occurrence, ne veut dire autre chose que rire, et même se permettre parfois même des injures et pire que ça. La formation de l'écriture dramatique que j'ai eu la chance de suivre au théâtre Kateb Yacine en 2012 m'a permis de revoir, repenser et réécrire deux de mes pièces que j'ai écrites dans les années 1999 et 2000. La méthode aristotélicienne s'impose et les concepts se bousculent sur la feuille pour espérer aboutir à une écriture saine et conventionnelle et «dramaturgiquement» parlant, universelle. Et le pari est réussi.
Vous avez remporté plusieurs prix en tant qu'homme de théâtre?
En effet, après avoir remporté le prix Le Mohya d'argent à Tizi Ouzou en 2016, ma pièce «Emmet ihi» a été montée par le théâtre Kateb Yacine en 2017, dans une durée record n'ayant pas dépassé une vingtaine de jours avant la générale. Une dizaine de jours après, elle a participé au Festival national du théâtre amazigh de Batna, où elle a décroché le Prix du meilleur texte et le Prix de la meilleure mise en scène. Ceci m'a sans doute stimulé pour réécrire une autre pièce que j'ai écrite également fin des années 90, intitulée «Tafekka turga twekka». Je viens de finir aussi la pièce intitulée «Ini-as i yigenni».
En tant que poète, vous avez un riche parcours, n'est-ce pas?
Quand ça m'arrive de fouiller dans mes archives, je retrouve des dizaines de diplômes de participation, des badges, des diplômes et notifications de lauréats dans différents festivals et autres concours de poésie, je me pose la question sur mon âge. Je ne réalise pas avoir eu le temps d'y avoir participé. Avec du recul, je trouve que c'est un honneur d'avoir croisé des noms illustres tels que Tahar Djaout, Youcef Sebti, Azeddine Medjoubi, Ahmed Azeggagh et tant d'autres, et connu autant de sensations fortes durant ces rencontres par-ci et par-là, où j'ai eu l'honneur d'être primé presque à chaque rencontre.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples de festivals où vous avez été primé?
Juste pour illustration, je peux citer le Premier prix au festival les poésiades de la Soummam à Bgayet en 1994, le prix Tahar Djaout en 1993, le prix d'encouragement en 1992, au même festival; le flambeau d'argent à At Yenni en 2000, le Premier Prix au concours de l'association Tagrawla en 1997 et le deuxième Prix au Festival national de la poésie amazighe à Ghardaia en 2000, le premier Prix Mouloud-Mammeri en 1999 organisé par Agraw Adelsan Amazigh en 1999 avec mon recueil «Tafat yedreghlen» et le Prix d'encouragement en 2000 avec le recueil «Tagelda n ixuçan», pour ne citer que les plus en vue. D'autre part, j'ai eu l'honneur d'être membre de jury dans plusieurs festivals et concours en l'occurrence les poésiades de la Soummam à Bgayet de 1997 à 2000; le festival Youcef U Kaci et Si Muh U Mhand à Timizart (At Jennad) de 2003 à 2011; festival d'At Zikki, festival Tabburt Lanser à At Lkacem (Assi-Youcef) de 2016 à 2019, à At Ouacif, à Tizi-Ouzou, (Taourirt Moussa At Douala) et d'autres. Malheureusement, la poésie, malgré son statut de mère des arts, reste le parent pauvre de ces mêmes arts, un sous-art dans la société. La poésie n'est pas très écoutée, est difficilement éditée, très difficilement vendue et la liste pourrait être longue. La poésie mérite un minimum de considération quand on sait que la chanson ne peut se faire sans elle; le théâtre ne peut se faire sans elle. Si l'art en général souffre, la poésie souffre encore plus. Il faut que les choses changent.
Quels sont vos projets actuels d'écriture et d'édition?
Je ne sais pas d'abord si j'aurai le temps d'éditer ce qui est déjà prêt depuis des années. J'ai en instance d'édition deux recueils de poésie en kabyle, deux autres en français, un roman en kabyle et un autre en français, un recueil de nouvelles en kabyle et un autre en français, trois pièces de théâtre, deux essais.
Comment voyez-vous l'évolution de la promotion de la langue et culture amazighes depuis le début des années 80 à nos jours?
Je pense qu'entre l'évolution de cette langue et culture et sa promotion, un fossé monstrueux se dresse hélas, pour décourager les initiatives qui se créent et qui font leur bonhomme de chemin. Je peux même risquer mon propos selon lequel les rôles sont inversés. Je m'explique: durant les années 80 et 90, les gens, étaient très assoiffés de toute lueur d'édition, aussi minime fut-elle ou tout genre de littérature et d'art en général. La clandestinité avait ouvert l'appétit et avait donné l'envie pour s'acquérir le peu qui tombait entre nos mains. Avec l'ouverture, la disponibilité et le foisonnement des parutions dans les domaines et tous les genres, la culture et langue amazighes, kabyle en particulier, a perdu son lectorat d'une manière vertigineuse, y compris dans les milieux initialement supposés être au-devant de la scène. Un constat malheureusement amer sur le plan de l'édition et commercialisation de littérature kabyle. Editer un livre quel que soit son genre en Kabyle à compte de l'édition, est une initiative initialement vouée à l'échec. Et quand ces livres sont enfin édités à compte d'auteur -unique alternative, leur distribution auprès de certains libraires, s'avère une fois de plus un parcours du combattant, autrement dit, une mission impossible. Ils sont malheureusement nombreux ceux qui se cachent derrière cette échappatoire, selon laquelle tamazight ne se vend pas, la poésie de surcroît. Certains éditeurs et libraires justifient leur rejet par le manque criard de lectorat, particulièrement dans la langue de Muhya. C'est ainsi que se justifie mon propos initial, quant à l'écart considérable séparant l'évolution et la création avec sa promotion qui se rétrécie au détriment de cette même langue et culture pour lesquelles des générations se sont sacrifiées.
Quelle serait la solution d'après vous face au constat que vous venez de faire?
Une prise de conscience s'impose sachant qu'il ne s'agit plus de crier sur tous les toits son amazighité comme ce fut durant les années de clandestinité, mais plutôt il est du devoir de chacun de se mettre en tête que son salut ne se fera, sans nul doute qu'avec la création, la promotion et la prise en charge pour garantir sa survie.


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