Les médias de masse fabriquent pour leurs lecteurs l'image menaçante d'un Etat ennemi. Cette stratégie de diabolisation tous azimuts offre un choix de justifications pour approuver des sanctions contre Téhéran. Dans une déclaration du 29 mars, le Conseil de sécurité des Nations unies avait exigé de Téhéran la suspension de toutes ses activités d'enrichissement d'uranium et a demandé un nouveau rapport à l'Aiea dans un délai de 30 jours. En réponse, le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, a annoncé, mardi 11 avril, au cours d'une allocution télévisée, que la République islamique faisait, à présent, partie des Etats maîtrisant le cycle nucléaire et qu'elle avait décidé de passer à un stade industriel de l'enrichissement de l'uranium. L'Iran a réussi à enrichir de l'uranium à 3,5%, ce qui permet son utilisation dans une centrale électrique mais est nettement insuffisant pour la fabrication d'une bombe nucléaire. Selon les experts, il faudrait que 1500 centrifugeuses fonctionnent en permanence pendant un an pour produire la quantité de combustible nécessaire. L'annonce de l'Iran intervient deux jours seulement avant la visite, jeudi 13 avril, à Téhéran, du directeur général de l'Aiea, Mohamed El Baradeï. Cette visite n'a d'ailleurs rien donné de concret. Mercredi 12 avril, les réactions de la Communauté internationale - notons au passage comment la presse donne l'impression que tout le monde se ligue contre l'Iran, alors que dans les faits , il s'agit, avant tout, des pays occidentaux et d'Israël- ne se sont pas fait attendre. La secrétaire d'Etat américaine, Condoleezza Rice, considère que le moment est venu pour le Conseil de sécurité de prendre «des mesures fermes». «L'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne ont souligné que l'Iran avait fait «un pas dans la mauvaise direction». Pour sa part, l'ancien Premier ministre israélien, Shimon Peres a qualifié la nouvelle d'»inquiétante et frustrante» mais a estimé qu'il fallait être patient. «Je suis sûr que les Etats-Unis sont conscients du danger et cette question est entre leurs mains», a-t-il déclaré, appelant les Etats-Unis et non le Conseil de sécurité à envahir l'Irak. (1). Division du travail L'Union européenne, les Etats-Unis et la Russie condamnent unanimement la déclaration de Téhéran, qui affirme avoir produit de l'uranium enrichi. Curieusement, on ne parle pas de la Chine. La Russie qui avait une position plutôt modérée avant , sous différentes pressions, a rejoint le peloton occidental. Voilà donc cinq pays (l'Allemagne a été adoubée, bien qu'elle ne fasse pas partie du Conseil de sécurité) en guerre contre le reste du monde. Ces pays veulent imposer une vision du monde où seuls eux - comprenons par là, la civilisation judéo-chrétienne -devraient détenir la science et la technologie jusqu'à la parousie... On ne s'étonnera pas alors de la concertation globale avec une véritable division du «travail». Il n'est que de lire comment la presse dominante occidentale présente la «crise iranienne» (appellation induisant comme allant de soi une culpabilité de l'Iran dans les tensions qui l'entourent). Au travers d'un mélange d'accusations à propos d'atteintes aux Droits de l'homme dans la République islamique et d'ambition nucléaire et de provocations verbales du président Ahmadinejad, les médias de masse fabriquent pour leurs lecteurs l'image menaçante d'un Etat ennemi. Cette stratégie de diabolisation tous azimuts offre un choix de justifications pour approuver des sanctions contre Téhéran. «Lorsque nous avions étudié le travail de diabolisation médiatique de l'Iran, nous avions noté «écrivent les rédacteurs de la revue «Réseau voltaire» que ce processus était très similaire à celui qui avait précédé le déclenchement de l'invasion de l'Irak. L'Iran est ainsi accusé des mêmes crimes : lien avec «le» terrorisme, menace pour Israël et pour «l'Occident», fanatisme des dirigeants qu'il est impossible de raisonner, volonté de développer un arsenal des plus dangereux, graves violations des Droits de l'homme, etc.» (2). Naturellement, on commence déjà à faire connaître les patriotes de l'extérieur de l'Iran et qui demandent des sanctions contre leur propre pays. Souvenons-nous, à cet effet, de Ahmed Chalabi - vivant aux Etats-Unis- présenté par les Américains comme le sauveur de l'Irak. Maryam Radjavi, la présidente du conseil national de la résistance iranienne (Cbri) a dénoncé, mercredi, à Strasbourg, la «complaisance» des Occidentaux à l'égard de l'Iran. «Si le plus vite possible il n'y a pas de politique de fermeté appliquée à l'égard de l'Iran, ce régime intégriste va se doter de l'arme la plus dangereuse pour la planète». Force est de constater, aujourd'hui, que la préparation psychologique de la population occidentale à la guerre contre l'Iran, se poursuit. Les experts médiatiques américanistes se font pourtant subtilement menaçants. La directrice des affaires stratégiques au Commissariat à l'énergie atomique et membre du conseil de surveillance de la cellule européenne de la Rand Corporation, Thérèse Delpech, alarme l'opinion publique française dans Le Figaro: l'Iran est bien plus proche de l'acquisition de l'arme atomique qu'on ne le croit. Elle se lamente de l'incapacité des autorités onusiennes à mettre un frein au développement de l'armement nucléaire iranien (dont elle ne doute pas). Dans ces conditions, une attaque israélienne contre l'Iran se justifierait et les diplomates pourraient en être reconnus comme les seuls responsables du fait de leur incapacité à régler la crise.(3). Le stratège du Pentagone, Edward N.Luttwak, affirme qu'il est possible, contrairement à ce que prétendent certains «sceptiques» (courant de pensée dont il n'identifie pas les membres) de détruire le programme nucléaire iranien en une seule nuit. En effet, une attaque aérienne ne devrait pas raser l'ensemble des installations nucléaires, mais uniquement celles dont la reconstruction prendrait des années, voire serait impossible compte tenu de la surveillance internationale. Cette suggestion, publiée dans le quotidien Ha'aretz, est présentée comme un simple apport au débat politique et non comme un soutien explicite à une frappe aérienne contre l'Iran. (4). C'est oublier; est-il écrit dans l'article du Réseau Voltaire, que M.Luttwak a la double nationalité israélienne et états-unienne, qu'il est un historien réputé de Tsahal et qu'il a, semble-t-il, joué un rôle dans l'Opération Opéra: le 7 juin 1981, les F-16 israéliens bombardaient le réacteur nucléaire Osirak construit par les Français en Irak. Pour étoffer son argumentation, M.Luttwak souligne que l'Iran ne serait pas plus capable de reconstruire ses installations nucléaires qu'il ne l'est de développer ses raffineries, au point qu'il est importateur d'essence alors qu'il est gros exportateur de pétrole. Vers l'élargissement de l'Otan? Quoi qu'il en soit, il n'y a pas matière à disserter sur la possibilité évidente d'endommager gravement les installations nucléaires iraniennes. La vraie question pour les stratèges est d'évaluer la riposte iranienne. Les exercices navals «Grand prophète» que l'Iran vient de réaliser n'ont guère permis d'y voir plus clair. Téhéran a prétendu y avoir testé tant d'armes extravagantes que les observateurs suspectent des rodomontades : le missile balistique fantôme Fajr-3, le missile anti-aérien Misagh-1 à guidage thermique, le missile sol-mer Kowsar à recherche de cible, le navire-hydravion à grande vitesse, la torpille Hout à super-propulsion. Le directeur exécutif de l'organisation atlantiste, German Marshall Fund, Ronald Asmus, ne croit pas, pour sa part, à l'efficacité d'une attaque aérienne. Dans le Washington Post, il propose que «l'Occident» organise un endiguement de l'Iran. Pour le rendre efficace, il faut que son bras armé, l'Otan, se réorganise en direction du Proche-Orient et intègre Israël en son sein. Compte tenu des conclusions de l'auteur, on ne sait si M. Asmus se préoccupe réellement de l'Iran ou voit dans cet «adversaire» un prétexte commode pour soutenir un élargissement de l'Otan que les cercles atlantistes appellent de leurs voeux de longue date. (5). Dans la presse arabe, on ne semble pas douter - le fatalisme aidant- que la guerre aura bien lieu. Le journaliste jordanien, Mohamed Nadji Amaïra, exprime ses certitudes dans Al watan et s'inquiète surtout de la position des pays arabes dans le conflit et des répercussions régionales. (6). Côté iranien, on dénonce une volonté occidentale d'empêcher le développement économique et énergétique du pays en le privant d'une ressource nucléaire légitime au regard du droit international. Dans le New York Times, l'ambassadeur iranien à l'ONU, Javad Zarif, rappelle les grandes lignes de la justification internationale de la politique nucléaire iranienne. M. Zarif rappelle que le programme iranien est pacifique, qu'il n'existe pas de preuves d'un développement militaire, que les instances religieuses du pays s'opposent à la fabrication de l'arme atomique et que l'Iran n'a pas envahi ou attaqué le moindre pays en 250 ans. Ce texte est repris dans le quotidien arabe Asharq alawsat. (7). Il est évident que la presse occidentale a une responsabilité énorme dans la fabrique du consensus envers l'Iran. Il faut espérer que la raison l'emporte et que la première puissance du monde qui incarne «l'americain way of life» -qui nous fait tant rêver- , ne soit pas entraînée, encore une fois, dans une guerre qui rendrait plausible ce que l'on appelle «l'americain way of war», que nous abhorrons, par des boutefeux croisés des temps modernes. l ne faut pas s'étonner que cette diabolisation de l'Autre amène inexorablement, à ce fameux choc des civilisations. La responsabilité de l'Amérique est, encore une fois, engagée. Cette perturbation savamment entretenue, notamment par la spéculation pétrolière, (pétrole à plus de 72 dollars) diabolise aussi les pays producteurs - comprenons par là les pays arabes et musulmans- qui se trouvent désignés du doigts alors que le marché est excédentaire en pétrole. * Ecole nationale polytechnique 1.Eva John, Le nucléaire iranien La planète inquiète avec Reuters 12 avril 2006 2.Réseau Voltaire: Iran: la diabolisation se poursuit, le flou demeure. Tribunes et décryptages - 10 avril 2006 3.Thérèse Delpech, «Le temps de la diplomatie, trop lent face au sprint nucléaire de l'Iran», Le Figaro, 1er avril 2006. 4.Edward N. Luttwak «It could be done in one night», Ha'aretz, 24 février 2006. 5.Ronald Asmus, «Contain Iran: Admit Israel to NATO», Washington Post, 24 février 2006. 6.Mohamed Nadji Amaira, Les risques du clash nucléaire entre les Etats-Unis et l'Iran Al watan, 10 Avril 2006. 7.Jawad Zarif, «Nous n'avons pas de programme d'armement nucléaire» Asharq alawsat, 07 Avril 2006.