Par Abderrahmane SI MOUSSI * Mon exposé est coincé entre deux récits plutôt événementiels, par rapport à celui d'un universitaire et d'un professionnel qui s'est intéressé au traumatisme de guerre depuis des décennies: Destins des orphelins de guerre algériens (Doctorat en psychologie, université de Paris V, 1987). À l'époque, les études étaient faites par des militaires sur des militaires. Elles étaient centrées sur les effets des chocs sur des soldats. Ce n'est que bien plus tard qu'on a commencé à percevoir les répercussions sur les enfants. Par la suite, les études sur ce qu'on appelle le stress post traumatique sont banalisées à outrance, pour devenir presque un fonds de commerce. A mon sens, on ne perçoit pas encore à sa juste valeur le poids du traumatisme sur les enfants victimes non directes des combats et des violences. Avec un doctorat sur la question et une cure personnelle qui se confond avec la guerre d'indépendance, il n'est toujours pas aisé de parler d'une telle problématique. Les traces sont toujours vivantes. La première fois que j'ai parlé de ma thèse de doctorat (jamais publiée), a été le 5 juillet 2019 au village Chorfa (Azazga), lors d'une activité culturelle. J'ai sorti le document des archives, une chose bien présente, à la fois comme témoignage et comme une forme de dépassement, à l'image de quelqu'un qui regarderait dans les yeux un danger sans grande peur. En spécialiste du trauma (de guerre ou autres: avec de nombreuses recherches et publications sur les enfants et adolescents victimes du terrorisme), j'ai toujours considéré, et considère, la vie élargie du concept de résilience, comme pas du tout méritée. Si une personne qui a fait un doctorat sur sa propre douleur, qui a fait une cure psychanalytique personnelle et qui a relativement réussi sa vie personnelle et familiale, éprouve encore des difficultés (sans doute non perceptibles à celui qui écoute) à parler, à témoigner de cette douleur tétée, que dire de la majorité des fils de chouhada. Beaucoup sont certainement toujours en proie à leur histoire dramatique. De telles expériences méritent le terme de traumatisme et non d'événements traumatogènes (qui peuvent laisser des traces traumatiques). Seul son poids peut différer d'une personne à l'autre, sinon il est toujours là, perceptible. Dans Le Royaume de Toumkel, Mohsa bébé est allaité par sa mère au cours des tortures morales et physiques subies par son père. Il s'agit de l'ultime et dernier moment partagé, avant la disparition du malheureux homme, y compris en tant que corps mort. Evanoui dans la nature, comme beaucoup de ses frères de combat. Conséquences dramatiques de la guerre J'ai dit sur les ondes de la Radio Tizi Ouzou, rare média qui m'a fait l'honneur de m'inviter deux fois pour parler du roman: sans ma psychanalyse personnelle, je n'aurai jamais écrit sur les conséquences dramatiques de la guerre. Comment raconter la guerre, le bouleversement profond de son village, décrire la mort de siens, relire, corriger des dizaines de fois, des scènes dures et fortes. C'est d'ailleurs en partie ce qui justifie que ce soit un roman, aucun lieu, aucune personne, ne sont identifiés précisément, même s'il est aisé au lecteur averti de savoir qu'il s'agit d'un village kabyle pour la première partie (La vie et la guerre à Toumkel) et d'une ville coloniale kabyle pour la deuxième (Mohsa dans la ville aux remparts). Pour beaucoup, écrire constitue une thérapie. Par le caractère de décharge et de répétition, cet acte réduit et tempère la douleur de la mémoire et du passé, à l'image de ce que fait le rêve. Mais quand le traumatisme est massif, l'écriture ressemble aussi au «rêve d'angoisse» (Freud pour le cauchemar). Beaucoup de profanes et beaucoup de professionnels de la santé mentale, hors de la psychanalyse, méconnaissent ou ignorent le poids de l'enfance, du passé, sur la santé mentale de l'adulte. Mon métier me montre tous les jours, combien l'avenir dépend profondément du passé. Ce sont essentiellement les angoisses et les manques du passé qui sont la source des maux de l'adulte. C'est par exemple le cas actuellement, où un virus qui menace la vie, réactive parfois profondément les angoisses infantiles et archaïques (de mort, de perte, etc.). Des moments extrêmement douloureux Contrairement à ce qu'on pense, il ne s'agit nécessairement pas d'images ou de chocs importants. Dans le cas, qui nous occupe ici, (valable ailleurs), la perte de son père à un an, la séparation-perte de sa mère vers 3-4 ans, la séparation de sa famille à 6 ans, pour être scolarisé en interne, constituent pour Mohsa des moments extrêmement douloureux. À travers ce roman, il n'est qu'un représentant, un porte-parole, des milliers d'orphelins de guerre qui ont subi des choses similaires ou plus graves. Le silence sur les lieux, n'est pas seulement une façon de mettre de la distance par rapport au traumatisme, c'est une façon aussi de se «venger» de l'Algérie qui a «oublié» ces familles et villages. La scène où Mohsa part avec son oncle pour demander à l'Office des Anciens Moudjahidine de rendre hommage aux martyrs de la famille, en baptisant de leur nom une rue, une école ou autres, est particulièrement tragique et comique. L'institution et son représentant, apparaissent eux-mêmes démunis et délabrés. Enfin, à propos de l'anonymat des noms et des lieux, l'écrivain-psychanalyste, humaniste, ne souhaitait pas mettre en valeur sa famille, son village aux dépens de tous les villages de Kabylie, d'Algérie et du monde, qui ont connu la guerre et ses déboires. Il veut faire passer un message universel, valable partout et pour tous. Un psychanalyste ne se fait pas d'illusions sur la violence et les guerres. Il n'y a que les humains qui en sont capables. Comme l'a montré Freud, la violence humaine, la guerre, ont toujours existé et elles le resteront; tant qu'il y aura des humains, il n'y aura pas que de l'amour, il y aura aussi des drames. C'est un couple d'opposés, comme il y en a tant d'autres en psychanalyse; l'amour et la haine ne divorceront jamais l'un de l'autre, sinon temporairement. Le regretté Rabah Ben Chikhoun Pour la petite histoire, j'évoque pour la première fois le fait d'avoir été parmi les animateurs de l'assemblée générale spontanée qui a eu lieu à l'université de Tizi Ouzou, suite à l'interdiction de la conférence de Mouloud Mammeri. Une interdiction qui a déclenché le printemps berbère de 1980. J'ai été un des meneurs de cette lutte à l'Institut des sciences sociales (Carroubier, Alger) où j'étais étudiant en psychologie. Comme j'ai été également un des fondateurs de la première association (clandestine) des fils de chouhada (en 1980? 81?). On se réunissait chez le regretté Rabat Ben Chikhoun. Le 5 juillet de cette année-là, nous avons adressé une lettre au président Chadli, avec nos noms et prénoms, où nous exigions essentiellement la nécessité de respecter les idéaux des martyrs, nos pères. Par la suite, en vacances, alors que j'étais étudiant à Paris, j'ai découvert la première fois Azeffoun, avec Ferhat Mehenni et Nordine Ait Hamouda, qui étaient à la tête de l'association. Il était impressionnant de constater alors qu'une poignée de fils de chouhada, courageux et téméraires (Il est difficile de séparer le singulier du pluriel tant les pères et les fils ont un destin commun), ont sérieusement perturbé un meeting de ministères. Les enfants des martyrs, devenus hommes, étaient déjà frustrés et mécontents de la trajectoire négative que prenait le pays libéré. Ils tenaient à le faire savoir, avec l'esprit d'honorer le combat de leurs pères. Les choses n'ont pas changé depuis. Avec un tel parcours, on ne peut qu'être heureux de participer à la première édition de ce salon, en une date historique, symbole du but atteint par les combattants de la dignité. Les gens oublient souvent que le but premier de la guerre a été l'indépendance du pays. Les martyrs ont atteint leur but. «Ils se retournent dans leur tombe» (comme on a tendance à le dire) en pensant aux défauts de l'Algérie actuelle. Ils savaient qu'ils ne connaitraient pas le pays qu'ils allaient libérer. Comme le montre le roman pour un petit village, pratiquement tous les engagés dans la lutte ont disparu. Leur objectif a été atteint et ils ne sont pas morts pour rien. Le reste c'est aux vivants de le régler et de se définir. Contrairement à la propagande «patriotique», l'Algérie actuelle n'est pas celle des martyrs. Elle n'est pas, elle n'est plus l'Algérie de ces pères disparus. Celle-là est plutôt un mythe inévitable dont on rêve au moment de la lutte et des misères. Beaucoup d'orphelins de guerre qui ont longtemps espéré et marché sur les traces de leurs pères respectifs ne le pleurent plus, après avoir pleuré sur son sort durant des décennies. La déception est grande chez beaucoup d'Algériens. Que dire alors de ceux qui ont consenti d'énormes sacrifices? Leurs mères, veuves de guerre, ont une relation plus apaisée, voire bonne avec leur pays, du fait qu'elles ont bénéficié, même sur le tard, d'une pension appréciable qui a réparé une partie de leur douleur et a adouci leur présent. Leurs enfants eux, n'attendaient pas toujours ou seulement une réparation matérielle, ils espéraient un pays «beau», à l'image de la grandeur de ce qu'ils ont perdu. *Psychanaliste-écrivain