Les menaces proférées par le chef de l'Etat contre les spéculateurs «impliqués dans la hausse injustifiée des prix», qui se concrétiseraient par l'élaboration d'une loi répressive qui pourrait allonger les sanctions à plus de 30 ans de prison ferme et aller parfois jusqu'à la perpétuité, a donné des sueurs froides aux spéculateurs et non aux petits producteurs. Mais qui sont-ils? Est-ce qu'on peut les voir à l'oeil nu ces spéculateurs? Je citerai deux expériences que j'ai vécues. Une fois au port de Cherchell, j'ai demandé à un pêcheur de m'embarquer dans son chalutier pour voir de plus près son travail et comment il fait pour pêcher. J'étais peut-être sous l'influence d'Ernest Hemingway qui m'avait sidéré par Le vieil homme et la mer, un roman simple et délicat à la fois, qu'il avait écrit avec ses tripes. J'ai passé une journée magnifique avec le pêcheur avec lequel j'ai partagé le repas, aidé à jeter le filet et à attendre le résultat. Au crépuscule, nous sommes revenus au port avec quelque 40 kilos de sardines. En rejoignant le quai, j'ai vu une personne avec une Mercedes avancer vers nous pour voir notre marchandise. Il a fait la moue puis s'est éloigné, se dirigeant vers une barque bien plus consistante. Le pêcheur m'a expliqué que ce sont eux, les mandataires, qui tiennent le marché. Ils roulent carrosse et «''Ils'' viennent la plupart du temps le soir, ramassent toute la marchandise au prix qui leur convient», m'expliqua mon hôte avant de se quitter. Une autre fois, j'ai accompagné un agriculteur au marché de gros de Chlef. Ce dernier voulait vendre lui-même ses patates, sans passer par les intermédiaires. Mais comme il n'avait aucune idée sur la spéculation, il a vendu sa marchandise au premier venu qui l'a soudoyé par le verbe, comme «tu vas perdre ton temps» ou «tu dois payer le droit d'entrée» ou encore «ils vont lancer des rumeurs comme quoi tes patates sont pourries», etc. Finalement, le petit fellah a vendu son chargement à moitié prix, par peur de repartir avec le chargement, en sus des frais de transport. C'est cela la réalité des marchés de gros et c'est pareil pour l'alimentation; le marché est tenu par les mandataires et les importateurs qui fixent les prix et non les producteurs ou les petits commerçants. Lorsque le poisson devient inaccessible pour les ménages, ce n'est pas une question de mauvais temps ni de diète, mais de spéculation. Lorsque la patate grimpe au-dessus de 100 dinars le kilo, ce n'est pas le producteur qui fixe le prix, mais le distributeur ou mandataire qui le stocke dans sa chambre froide jusqu'au prochain Ramadhan ou la prochaine pénurie, pour la faire sortir. Quand le président de la République ou le ministre du Commerce parlent de «pratiques commerciales déloyales» de ceux qui «sèment le chaos et le désespoir», je pense qu'ils s'adressent aux barons et non aux petits commerçants. Pas plus loin qu'hier, j'ai posé la question au commerçant qui m'a vendu les patates à 90 dinars: «Mais je crois que le ministre a fixé le prix à ne pas dépasser.» Il m'a froidement répondu: «Est-ce que le ministre peut le faire? les prix échappent à tout contrôle... Laissons le puits avec son couvercle», a-t-il conclu, en haussant les épaules. Le même phénomène du marché des fruits et légumes se reproduit pour les dattes, la viande, l'eau, l'alimentation de manière générale. Conscient de ces pratiques qui ne datent pas d'aujourd'hui, mais qui ont pris de l'ampleur en raison de la pandémie et du ralentissement des importations des produits à grande consommation, la spéculation a pris le dessus. Cela a commencé avec l'huile de table, puis la spéculation s'est élargie à tous les produits à large consommation. A présent, les ménages ne savent plus à quel saint se vouer. Ils vivotent dans l'attente de lendemains meilleurs.