Les mythes fondateurs de la personnalité algérienne, tels qu'ils furent établis au lendemain de l'indépendance, n'ont pas été érodés par le temps. L'indétermination culturelle et identitaire de l'homo algerianus, décrit par Mostefa Lacheraf comme l' otage impuissant d'un oscilloscope qui le balance de l'impossible retour au passé mirifique à l'hypothétique ancrage dans un présent essentiellement moderne, est le thème de prédilection de l'ouvrage de Nourredine Toualbi-Thaalibi, L'ordre et le désordre. Dans une préface lucide et balisée, Mouloud Achour relève la pertinence de l'analyse qui «a permis d'identifier les déficiences» et donc d'inventorier les actions d'urgence à engager sans délais si l'on veut réellement «enrayer le processus de déliquescence qui se poursuit encore». Partant tout d'abord du constat de la survivance, dans la société algérienne, de facteurs acculturatifs puissants, Nourredine Toualbi-Thaalibi relève que l'ambivalence qui apparaissait comme une simple stigmate psychologique de la période coloniale, appelée à disparaître sous l'effet du changement de générations, non seulement perdure mais a tendance à s'aggraver. Cela signifie que les mythes fondateurs de la personnalité algérienne, tels qu'ils furent établis au lendemain de l'indépendance, n'ont pas été érodés par le temps, voire, même, qu'ils connaissent une vigueur sans cesse renouvelée. En tant que sous-bassement de l'identité ontologique, fondée sur l'islam et la langue arabe, ces mythes fondateurs de la personnalité de base algérienne ont miné la culture officielle au point de laminer les référents ethnolinguistiques du pays. La mystification est telle que le poids des rapports de force socio-politiques qui y président a stérilisé la langue arabe, la privant du génie innovant par lequel elle aurait pu, et dû, s'enrichir de signifiants réellement opératoires. En témoigne, explique l'auteur, l'état d'évolution du système éducatif dont la dégradation symbolique est tributaire des nombreuses contradictions que les différents législateurs ont imposées à l'école et à l'université, les engluant dans des messages antinomiques, porteurs de «sources idéologiques exclusives les unes des autres». Analysant le processus de dépréciation des cursus éducatifs qui «ne tient pas à l'absence de compétences» mais à celle «d'une volonté politique capable d'aller au bout des réformes qu'elle a elle-même engagées», Toualbi observe, en filigrane, le processus corrélé et «insidieux d'exclusion et de dévalorisation du statut de l'intellectuel», victime sacrificielle de toutes les formes de répression. Tout en critiquant le recours à la «démission» que représente la grève illimitée, l'auteur estime que le contexte sociologique, tributaire d'une pathologie sociale et d'un dérèglement des mécanismes de la vie politique allant jusqu'à mettre en péril l'existence même de l'intellectuel algérien, a contribué à la dévalorisation systématique d'une élite, partagée entre la mort symbolique et la mort réelle. Prenant le pouls de l'anomie qui a caractérisé la dérive des années 90, entre désordre social et folie collective, l'essayiste explicite la laborieuse mais inéluctable descente aux enfers d'un peuple dont le ma-laise psychoculturel résulte de la dissociation permanente entre la norme religieuse, ressentie comme fondatrice de l'identité, et sa pratique dans une société déficiente, au plan de la logique et de l'équilibre identitaires. Il était évident que, de cette anomie porteuse de ruptures subversives, dès lors qu'elle se nourrit de désillusions et même de dé-sespoirs générateurs d'angoisses existentielles, «d'atavismes culturels et d'infantilismes sociaux divers comme le régionalisme», la société a soutiré les ingrédients qui ont annihilé l'espérance et «créé les conditions de la folie et même du suicide». Passant au crible tous les dysfonctionnements sociaux à l'aune d'axiomes pertinents qui président à l'élaboration de l'échelle des valeurs, «entièrement régionalisée, ethnicisée et où les rapports de pouvoir fonctionnent et se reproduisent à l'identique», l'essayiste observe l'inadéquation dramatique entre le potentiel économique et humain du pays et l'indigence avérée d'une classe dirigeante dont la mauvaise gouvernance, camouflée par les entrées fortes en devises liées à l'exportation des hydrocarbures, est régulièrement révélée à travers les nombreux scandales qui affectent des secteurs comme le foncier agricole, les finances etc. S'excusant presque du regard pessimiste qu'il porte sur une classe dirigeante manquant de «rationalité dans l'ordonnancement de ses priorités et de ses stratégies» et sur «des populations algériennes qui témoignent de résistances psychosociologiques à intégrer les facteurs de changement socioculturel», Nourredine Toualbi convoque Jacques Berque et son thème récurrent de l'ambivalence algérienne pour accréditer sa thèse de l'anomie. Car, dit-il, «de la relation dialectique entre l'origine de la crise - l'ambiguïté culturelle et idéologique- et ses effets - les différents mouvements de protestation politique dont l'islamisme -» dépend la survivance de l'anomie sociale qui bloque la transition et hypothèque l'émancipation de la société. Pour rendre celle-ci possible, il importe de permettre à l' élite et à la jeunesse d'assumer leur rôle de forces motrices du changement, armées des moyens culturels et politiques qui fondent la liberté de dire et de faire, au rythme de l'imaginaire et de «l'émotion créatrice», argumente l'auteur sans trop d'illusions.