L'Expression: Les enjeux géopolitiques prennent une tournure gravissime au niveau de l'Afrique du Nord.Comment voyez-vous l'avenir de la région? Majed Nehmé: Tout à fait. Il s'agit bel et bien d'une nouvelle donne géopolitique qui impactera toute l'Afrique du Nord et, au-delà, l'ensemble de l'Afrique. Le roi Mohammed VI, entouré de quelques conseillers serviles, myopes et arrogants, s'enfonce de plus en plus dans le déni et l'aveuglement. «L'erreur est humaine, persévérer [dans son erreur] est diabolique», disait les Latins (Errare humanum est, perseverare diabolicum). Le Makhzen, plus autiste que jamais, ne l'entend pas de cette oreille. Jour après jour, il aggrave son cas, coupant toute possibilité de retour en arrière. En se soumettant pieds et poings liés aux sionistes, il prend le risque de déplacer le conflit israélo-palestinien vers l'Afrique du Nord. En tolérant qu'un ministre israélien en visite au Maroc, profère des menaces contre l'Algérie en dit long sur l'absence de tout scrupule de la part d'un régime aux abois. Le président Tebboune, dans une récente rencontre avec la presse nationale algérienne, n'a pas mâché ses mots en réagissant au fait que le Maroc permette à un visiteur étranger, de surcroît ministre de la Défense israélienne, de vociférer des menaces contre un pays voisin, l'Algérie. Il avait qualifié cet acte, et à juste titre, d'«infâme et de déshonorant». La politique marocaine d'embrigadement dans la stratégie sioniste aura de lourdes conséquences géopolitiques. L'une de ces conséquences c'est l'enterrement de l'Union du Maghreb arabe, qui était déjà à l'état de mort clinique depuis longtemps. Désormais, il se considère comme faisant partie du syndicat des monarchies du Golfe plutôt que du Maghreb. Le problème pour le Makhzen c'est que ce syndicat ne le voit pas de cette oreille. Pour les monarques du Golfe, la monarchie alaouite devrait se contenter de sa fonction de supplétive de leur politique en contrepartie de miettes. Les médias, aux ordres de ces monarchies, tirent à boulets rouges contre l'Algérie qui reste l'un des rares pays du Monde arabe à rejeter cette politique capitularde, contreproductive et vouée à l'échec. Autre conséquence lourde, c'est la tentative du Maroc de perturber, voire paralyser, le bon fonctionnement de l'Union africaine en essayant aussi de faire introduire Israël, par effraction, comme membre observateur de cette organisation. Une tentative vouée à l'échec grâce à la vigilance de la diplomatie algérienne. Cette politique transforme également l'Afrique du Nord en un champ de confrontation de la nouvelle Guerre froide qui pointe à l'horizon. Elle relancera enfin la course aux armements dans la région. Un risque très coûteux pour le Maroc qui devrait plutôt mobiliser le peu de moyens dont il dispose pour faire face à la montée en puissance de la contestation sociale Le peuple marocain se soulève et se mobilise contre la normalisation. Pensez-vous que la situation risque de connaître une explosion généralisée? Le risque est réel. D'autant que le peuple marocain est, comme le peuple algérien, très attaché à la cause palestinienne. Le parti islamiste PJD, qui ne s'était pas opposé frontalement à cette dérive sioniste et atlantiste du Makhzen, l'a appris à ses dépens. Il a été lâché par sa base et désavoué par ses électeurs. À l'issue des dernières élections législatives du 8 septembre 2021, ce parti qui occupait jusqu'ici la première place sur l'échiquier marocain, a essuyé une cuisante défaite dont il ne se relèvera pas de sitôt. Il avait, en effet, perdu 90% de ses sièges qu'il occupait au Parlement précédent. Lors de la célébration de la Journée mondiale pour la Palestine, le 29 novembre dernier, plusieurs manifestations dans de nombreuses villes du royaume ont été organisées par le Front marocain de soutien à la Palestine, contre la politique de normalisation avec l'ennemi israélien. Pour ce Front, il faut rejeter cette «normalisation avec l'Entité sioniste imposée contre la volonté du peuple marocain et ses intérêts stratégiques.». Le feu couve sous les cendres et, tôt ou tard, le feu de la colère se déclarera. L'histoire du Maroc indépendant est d'ailleurs saccadée par de nombreuses révoltes populaires, voire des tentatives de coups d'Etat contre la monarchie. C'est le cas de l'éphémère République du Rif, proclamée par le grand militant anticolonial Abdelkrim el-Khattabi (1922-1926), combattue par l'Espagne et la France, et non soutenue par le sultan Moulay, arrière-grand-père de l'actuel Mohammed VI, par soumission aux puissances coloniales de l'époque (France et Espagne). Cette République fut certes, écrasée dans un bain de sang, mais elle n'a pas disparu de la mémoire populaire. À peine l'indépendance obtenue, le même Rif se soulèvera entre 1958-1959 contre la monarchie et sa politique systématique de marginalisation économique et sociale. Comme la République du Rif, cette révolte sera réprimée dans le sang. La dernière révolte du Rif avait démarré en 2016 en réaction à cette politique de marginalisation de cette région. Mais cette contestation n'a pas été le seul fait des Rifains. On se rappelle déjà de la vague de contestation, partie le 23 mars 1965 de Casablanca, la capitale économique du royaume, avant de s'étendre à l'ensemble du pays. Elle sera réprimée, elle aussi, dans le sang avec le terrible bilan de 1000 morts. Certes,, Hassan II avait senti le danger venir, fait semblant de s'incliner devant la tempête, mais sans rien céder. Il était dans le déni total. La même année il organise avec l'aide du Mossad et de certains éléments de la police française l'enlèvement et la liquidation de Ben Barka. Ces révoltes populaires seront suivies par des tentatives de coups d'Etat qui avaient failli emporter la monarchie en 1970 et 1971. Rappeler ces faits est important pour comprendre les vraies forces sociales et politiques qui agitent le Maroc profond et qui pourraient passer à l'action contre le Makhzen à n'importe quel moment en raison de la détérioration constante des conditions sociales, de l'aggravation de la corruption, et, last but not least, la fuite en avant qui met à nu le roi: une marionnette entre les mains d'Israël, des Etats-Unis et des monarchies du Golfe. Je rappelle ces faits pour dire à quel point le Maroc est aujourd'hui une véritable poudrière. L'Algérie ne tolérera jamais qu'on menace ses frontières et sa souveraineté. Quels sont les choix géostratégiques qui se présentent pour l'Algérie? L'Algérie n'a pas attendu cette dérive pour prendre ses précautions. Ses choix stratégiques n'ont pas changé depuis l'indépendance. Elle n'est pas prête à changer de politique qui a fait ses preuves. Cette politique est fondée sur des choix et principes clairs: le respect du droit international, le refus de toute ingérence dans ses affaires internes et celles d'autrui, la solidarité avec les peuples qui luttent pour leur indépendance et le maintien des liens d'amitié avec tous ceux qui étaient solidaires de son combat pour l'indépendance et en premier lieu la Russie, la Chine et certains pays arabes, africains et latino-américains. Certes, pour faire respecter ses choix stratégiques, l'Algérie a développé une armée populaire puissante (la première en Afrique et dans le Monde arabe). Une armée qui ne s'est jamais aventurée dans des guerres d'agression. Partant de l'adage stratégique latin Si vis pacem, para bellum «Si tu veux la paix, prépare la guerre», l'Algérie est prête à faire face à toute agression extérieure, mais ne tombera jamais dans le piège tendu par Israël et son nouveau valet makhzenien. Quelles sont les nouvelles alliances stratégiques qui pourront mettre un terme à l'approche belliciste du triumvirat franco-israélo-makhzénien? L'Algérie n'a pas besoin de nouvelles alliances stratégiques. Les anciennes alliances (Russie et Chine notamment) suffisent amplement. Elle n'a pas non plus à se créer de nouveaux ennemis. Elle a de bonnes relations historiques avec les Etats-Unis qui considèrent l'Algérie comme un Etat-pivot dont la stabilité est essentielle pour la stabilité de la région maghrébine, méditerranéenne et africaine. On a pu le constater avec la nouvelle administration démocrate qui n'a pas manqué d'occasion pour affirmer la nécessité de maintenir un partenariat gagnant-gagnant avec l'Algérie et qui a pratiquement vidé l'ancienne politique électoraliste de Trump de sa substance en exigeant du Maroc le respect des résolutions de l'ONU relatives au Sahara occidental. C'est le cas également de l'Europe et de la France qui, malgré des crises sporadiques provoquées par certains courants colonialistes nostalgiques et révisionnistes, et certains lobbies, craignent et respectent l'Algérie et ses intérêts. Le sommet arabe se tiendra en Algérie durant le premier trimestre de l'année prochaine. Le sommet sera-t-il l'occasion pour revoir le paradigme géopolitique qui a permis à de nombreux Etats arabes de faire leur volte-face sur la question palestinienne et la ruée vers la normalisation avec l'entité sioniste? Je doute fort que cela puisse arriver. Il ne faut pas compter sur ces régimes capitulards pour qu'ils reconsidèrent leurs positions infamantes dictées par leurs maîtres occidentaux. C'est l'affaire des peuples arabes de les obliger à changer de paradigme géopolitique. Et surtout au peuple palestinien qui, par sa résistance héroïque, finira par changer la donne. Malheureusement, la Ligue arabe est devenue une simple chambre d'enregistrement des volontés des monarchies du Golfe et en premier lieu l'Arabie saoudite. D'où la nécessité de réformer la Charte de cette organisation devenue caduque. Le mieux qui puisse arriver lors de ce sommet est d'appeler tous les membres à respecter les résolutions du sommet de Beyrouth de 2002 qui avait adopté le plan de paix saoudien qui conditionne toute normalisation avec Israël par le retrait d'Israël de tous les territoires arabes occupés et la création d'un Etat palestinien indépendant sur les territoires annexés par Israël en juin 1967. Rappelons que cette organisation a servi d'alibi à l'agression atlantiste contre la Libye. Son secrétaire général de l'époque, l'Egyptien Amrou Moussa, avait couvert cette guerre infâme avant de se rétracter. La même ligue avait pris fait et cause pour l'Arabie saoudite dans sa guerre contre le Yémen alors que son rôle est justement d'essayer d'éviter toute guerre fratricide arabe. C'est enfin la Ligue arabe qui, suivant toujours les desiderata de l'Arabie et du Qatar, avait décidé, illégalement la suspension de l'un de ses membres fondateurs, la Syrie. Le prochain sommet va-t-il réparer cette anomalie? Tout le monde l'espère. Le président Abdelmadjid Tebboune l'avait affirmé, souhaité et fait tout pour que la Syrie, membre fondateur de la Ligue arabe, réintègre enfin son siège naturel au sein de cette organisation. D'autant que l'Algérie était l'un des rares pays de la Ligue à s'opposer à la majorité automatique menée par les monarchies du Golfe contre la Syrie. On se rappelle qu'à l'époque, lors du sinistre sommet de la Ligue arabe au Caire qui avait illégalement suspendu la Syrie, un certain dirigeant qatari, Hamad Bin Jassem, aujourd'hui déchu, avait osé menacer le délégué algérien en lui disant, devant les caméras: «Votre tour arrivera»! Aujourd'hui tout le monde, ou presque se rallie à la position algérienne, une position courageuse et de principe. La Syrie a résisté. L'Algérie était à ses côtés. Face à la débâcle des auto-proclamés «amis de la Syrie», tout le monde revoit ses comptes et prend de nouveau le chemin de Damas. À commencer par les monarchies du Golfe elles-mêmes. Le monde est en train de connaître des mutations profondes. L'après-Covid-19 ne sera pas comme avant. Allons-nous vers l'impasse planétaire où y aura-t-il une nouvelle perspective d'une détente internationale? Quel avenir attend le monde à l'aune des nouvelles reconfigurations qui se dessinent à l'horizon? C'est plutôt vers une nouvelle Guerre froide que le monde s'achemine, malheureusement. La pandémie n'a fait qu'accélérer ce mouvement. Les Etats-Unis, qui restent la première puissance mondiale sont aujourd'hui sur le déclin. Ils ont du mal à l'admettre. La Chine, la nouvelle puissance montante les rattrape sur plusieurs plans: économique, technologique, recherche, défense, nucléaire, espace, communications et télécommunications, infrastructures de base, éducation, santé, environnement...Elle est désormais, pour les Etats-Unis, l'ennemi à abattre. La particularité de cette nouvelle Guerre froide est qu'elle opposera l'Occident déclinant (USA, Europe principalement) à l'Eurasie montante (Russie et Chine principalement) et à d'autres nations émergentes regroupées autour du Brics, Organisation de Shanghai. Les pays du Sud, particulièrement ceux qui tiennent à leur souveraineté et leur non-alignement, comme c'est le cas de l'Algérie, se retrouvent renforcés par cette perspective. Le monde unipolaire qui a remplacé le bipolarisme après l'effondrement de l'Union soviétique en 1991 a vécu. Le retrait américain de l'Afghanistan a annoncé, dans le même temps, le début du retrait américain de l'Europe, plus divisée que jamais, du Moyen-Orient et de l'Afrique. La reprise des négociations sur le nucléaire iranien, malgré les difficultés conjoncturelles et la farouche opposition israélienne, va dans le sens d'une réintégration de l'Iran, tôt ou tard, dans le concert des nations. L'entité sioniste, elle-même dans l'impasse, s'en trouverait fragilisée et avec elle tous ceux qui s'étaient précipités pour normaliser, sans contrepartie, leurs relations avec elle. Pour répondre sommairement à votre question, je reprends à mon compte la fameuse phrase prophétique de Gramsci en 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Ce militant progressiste, jeté en prison par le régime fasciste italien où il y meurt, écrivit dans ses Cahiers de prison: «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.» On est aujourd'hui à peu près dans le même cas de figure.