En normalisant ses relations avec l'entité israélienne, le régime monarchique marocain ne fait que rendre public ce qui se tramait, depuis très longtemps, dans l'ombre. La longue histoire de trahisons et de compromissions du trône, bien avant l'affaire du Sahara, n'est plus qu'un secret dePolichinelle. À peine l'Algérie indépendante, Hassan II, lance ses troupes pour occuper une grande partie du territoire algérien. Le parti de l'Istiqlal, proche du Makhzen et de ses visées expansionnistes, republie en mars 1963, soit quelques mois avant le déclenchement de la guerre des sables le 25 septembre de la même année, une carte du «Grand Maroc» comprenant rien moins qu'un tiers du Sahara algérien, le Sahara occidental, la Mauritanie et une partie du Mali! Face à la mobilisation populaire en Algérie, et la solidarité de toute l'Afrique et le Monde arabe contre cette agression caractérisée, le Makhzen dut battre en retraite. Il escomptait un soutien de ses «alliés», en l'occurrence les Etats-Unis et de la France, un soutien qui n'arrivera jamais. Le grand militant tiers-mondiste et panafricaniste marocain, El Mehdi Ben Barka, dénonce clairement, sur les ondes de Radio Le Caire la «guerre d'agression» et la «trahison» du Maroc qui, au nom du «Grand Maroc», venait de porter un coup mortel au rêve du «Grand Maghreb». Il sera enlevé en 1965, à Paris, avec l'aide des services français et du - déjà! - Mossad, et liquidé avec les ordres directs de Hassan II. Bien avant cette guerre contre l'Algérie, des soupçons circulaient sur la complicité de Hassan II, qui n'était alors que prince héritier, dans le détournement par l'armée française, le 22 octobre 1956, de l'avion marocain transportant les chefs historiques du FLN algérien. C'est en tout cas ce que le confident de Nasser, Mohammad Hassanayn Haykal, avait révélé peu avant sa mort. La même année 1965, Hassan II a franchi un pas supplémentaire dans la voie de la trahison. À l'occasion de la tenue à Casablanca d'un important sommet arabe censé élaborer une stratégie de confrontation contre Israël, il laisse les agents du Mossad infiltrer le siège du sommet et enregistrer toutes les délibérations. Selon l'ancien confident de Nasser, Mohammad Hassanayn Haykal, l'importance de cette réunion, qui avait précédé de 21 mois l'agression israélienne de juin 1967, découlait du fait qu'elle avait eu lieu en présence des ministres arabes de la Défense et des commandants de leurs armées et services de sécurité, au cours desquels des informations détaillées ont été délivrées sur les capacités de défense de chaque pays. Cela a été récemment confirmé par le général israélien Shlomo Gazit, ancien chef des renseignements militaires, qui avait confié au journal israélien Yediot Aharanot que, grâce au roi du Maroc, «le Mossad a écouté les préparatifs des Etats arabes pour la guerre des Six-Jours»! Le précédent mauritanien Prétendant être solidaire de la cause palestinienne, le Makhzen n'avait cessé de la poignarder dans le dos. En juillet 1986, le roi du Maroc reçoit à dîner à Ifrane le Premier ministre israélien Shimon Pérès. Sans contrepartie pour les Palestiniens qui traversaient à l'époque l'un des plus durs combats de leur histoire. À l'époque, même la France, où une certaine politique gaulliste concernant le Monde arabe persistait, avait accueilli avec scepticisme cette initiative gratuite du Makhzen. Dans un langage diplomatique, le ministre français des Affaires étrangères de l'époque (sous la première cohabitation), Jean-Bernard Raimond commenta cette rencontre en ces termes: «Si cette initiative pouvait contribuer à définir un règlement au Proche-Orient, ce serait une bonne chose...Mais il est encore trop tôt pour l'affirmer.» Moscou a été plus explicite, déclarant qu'il s'agissait là d'une «nouvelle tentative d'Israël et des Etats-Unis, qui le soutiennent, pour imposer aux pays arabes des variantes capitulardes du scénario de Camp David, afin de régler le conflit du Proche-Orient». Depuis, on ne compte plus les visites de responsables israéliens au royaume. Surtout après la signature des accords d'Oslo entre l'OLP et Israël en 1993 et qui s'avèreront un vrai traquenard pour la cause palestinienne puisque, près de trois décennies après leur signature, l'entité sioniste continue à occuper la Palestine, à assiéger Ghaza et sa population et à coloniser massivement le peu qui reste de la Cisjordanie et d'el-Qods. Le comble c'est que Mohammed VI, autoproclamé Commandeur des Croyants, qui hérite du poste de Président du Comité d'el-Qods» ne lève pas le petit doigt pour dénoncer la judaïsation rampante de Jérusalem, occupé qu'il est à signer l'accord de normalisation avec Israël, en contradiction avec les engagements pris en 2002 au sommet arabe de Beyrouth. La déclaration finale de ce sommet, qui avait pris à son compte à l'unanimité l'initiative du prince héritier saoudien, devenu roi d'Arabie, Abdallah bin Abdelaziz. Cette déclaration ne prévoyant la normalisation qu'en contrepartie du retrait israélien de tous les territoires arabes occupés (Palestine, Liban et Syrie). Pourtant, le Makhzen est un allié servile de l'Arabie saoudite. Il s'était embrigadé dans toutes ses aventures militaires, en Libye, en Syrie, au Yémen. En 1975, alors que le trône était menacé d'effondrement par une contestation populaire sans précédent, Hassan II a eu l'idée de faire diversion en organisant la marche verte, un autre nom de l'occupation du Sahara occidental, bafouant les principes les plus élémentaires du droit international, notamment celui du droit des peuples à l'autodétermination. Une diversion démagogique qui lui a permis provisoirement de sauver son trône en jouant sur la fibre nationaliste. Cette manoeuvre entreprise au nom de la fallacieuse restauration du Grand Maroc a cependant fait long feu. Faute d'avoir réussi à recréer cet espace imaginaire, le Makhzen a porté le coup de grâce au Maghreb arabe, qui était une aspiration authentique de tous les peuples de la région. Confronté aujourd'hui à une crise de légitimité sans précédent, le régime marocain joue son va-tout pour éviter l'implosion. Toutes les conditions sociales, économiques et politiques sont désormais réunies pour un tel scénario. La révolte du Rif, qui avait éclaté en octobre 2016, n'en était que le signe annonciateur. Ce jour-là les Marocains apprenaient, abasourdis, l'atroce disparition du pêcheur Mohcine Fikri, mort broyé dans une benne à ordures dans la ville d'Al-Hoceima, alors qu'il tentait désespérément de récupérer sa maigre marchandise, saisie par la police. Une scène insoutenable qui a révolté l'écrasante majorité d'une opinion écoeurée par une telle brutalité de la part d'un appareil sécuritaire au service du népotisme, de la corruption et de l'injustice sociale et économique, et, last but not least, la trahison et la soumission à Israël. Acculé, pris de panique face à ce ras-le-bol populaire, le Makhzen a multiplié les faux pas et les gestes de diversion. Il a cru bon d'instrumentaliser à nouveau la question du Sahara, comme l'avait fait son père en 1975 avec sa marche verte pour occuper ce territoire colonisé par l'Espagne, espérant ainsi mobiliser l'opinion publique en faveur d'un trône contesté. Mais comme disait Marx, l'histoire ne se répète pas à l'identique deux fois. «La première fois, disait-il, elle se répète comme une tragédie, la seconde fois comme une farce.» Et de préciser: «Nous pouvons en rire, mais la farce perd de son mordant s'il s'agit de vivre à nouveau les moments les plus sombres de notre histoire.» En normalisant ses relations, près de quatre ans après la énième révolte du Rif matée dans le sang, avec Israël, un Etat spoliateur qui occupe la Palestine et judaïse à toute allure sa capitale Jérusalem, sous la pression d'un président américain, Donald Trump en campagne électorale, en contrepartie de la reconnaissance de la «marocanité» du Sahara, Mohammed VI a commis l'irréparable. L'opinion publique marocaine a perçu cette normalisation, comme une trahison, d'autant que le roi se vante de présider le Comité el-Qods (Jérusalem). Au cours de la dernière bataille de Jérusalem, nombreux étaient les Marocains qui avaient apostrophé le Makhzen en s'écriant: «Mais où est donc passé le roi du Maroc Mohammed VI, président du comité el-Qods?» Même le cousin du roi, le prince Moulay Hicham, pourtant un pro-occidental avéré, n'a pas pu cacher sa désapprobation face à ce deal qu'il avait qualifié, dans une tribune parue dans l'hebdomadaire français L'Obs, de «dangereuse transaction». Il reproche à son pays «d'avoir exploité la situation de deux peuples sans Etat: le Maroc braderait les Palestiniens en échange de la consolidation de sa position au Sahara occidental, dont le statut n'a pas encore été déterminé par le droit international». Un marché de dupes Ce deal de la honte, honni par le peuple marocain foncièrement acquis à la cause palestinienne, n'a cependant pas été profitable aux desseins de ses propres initiateurs, l'Israélien Benjamin Netanyahou et l'Américain Donald Trump, puisqu'ils ont été tous les deux chassés piteusement du pouvoir. L'Administration démocrate sous Biden n'a certes pas encore déchiré formellement l'accord de reconnaissance de la «marocanité du Sahara» mais elle le considère désormais implicitement comme une coquille vide et continue à mettre la pression sur le Makhzen pour qu'il s'associe au règlement du conflit du Sahara conformément à la charte de l'ONU et à sa commission de décolonisation. Mais au lieu de saisir cette opportunité (la défaite de Netanyahou et de Trump) pour rectifier le tir, la diplomatie marocaine persévère dans l'erreur et l'aveuglement et s'enfonce dans la trahison. Elle persiste à penser que cette normalisation constitue une police d'assurance pour la survie du régime. Elle n'a pas tiré les leçons du pitoyable précédent mauritanien de normalisation avec Tel-Aviv. Rafraîchissons la mémoire des décideurs makhzeniens. En 1999, l'ancien dictateur mauritanien, Maouiya Ould Taya, menacé par la contestation populaire, normalise ses relations avec Israël, sous la pression de certaines monarchies du Golfe et des puissances européennes dont la France. Il pensait, comme le roi Mohammed VI aujourd'hui, et comme de nom-breux régimes africains aux abois, qu'en se soumettant à Israël, il souscrirait une police d'assurance vie garantie. Erreur monumentale! Il sera balayé en 2005 par l'armée et forcé à un exil doré au Qatar. Quelques années plus tard, les relations avec Israël, catégoriquement honnies par le peuple mauritanien, seront gelées puis rompues. L'ambassade israélienne, elle, sera rasée au bulldozer. Abdel Bari Atwan, chroniqueur palestinien et directeur du site populaire Al-Ray al-Yaoum, s'entretient avec l'ancien président Ould Abdel Aziz qui lui décrit au menu détail comment il avait décidé de rompre les relations avec Israël. «C'est simple, lui-disait-il, je voyais certaines images des destructions causées par le bombardement israélien de la bande de Ghaza par Israël au cours de l'agression de 2014. La photo d'un petit enfant, debout sur les décombres de la maison des siens et dont la mère, tous les frères et toutes les soeurs, sont tombés en martyrs, a attiré mon attention, m'a secoué et profondément vexé. J'ai pris alors la décision d'expulser immédiatement l'ambassadeur israélien et de fermer son ambassade; et ce en dépit des conseils reçus de dirigeants arabes, me recommandant vainement de geler les relations, afin d'éviter la double colère des Américains et des Israéliens.» (...) Le président Ould Abdel Aziz est passé outre ces menaces. «J'ai décidé d'envoyer des bulldozers pour raser le siège de l'ambassade, exactement comme font les bulldozers israéliens aux maisons des combattants palestiniens martyrs dans les territoires occupés, afin de ne laisser aucune trace du siège et d'effacer cette scène honteuse de notre histoire», poursuit l'ancien président mauritanien. Et d'ajouter: «L'ambassadeur américain à Nouakchott a été gagné par une crise de colère plus forte que son homologue israélien, quand il apprit la nouvelle relative à la décision de la fermeture de l'ambassade israélienne, m'affirmant dans les mots suivants, que la présence de l'ambassade israélienne en Mauritanie est plus importante pour nous que la présence de l'ambassade américaine, ajoutant que toutes ses pressions et menaces pour nous plier et faire revenir sur cette décision ont échoué.» (Le journaliste palestinien Abdel Bari Atwan raconte la Mauritanie et sa rencontre avec le président Aziz) La monarchie marocaine dont les liaisons dangereuses avec le régime sioniste ne datent pas d'aujourd'hui n'a pas voulu tirer les leçons de l'exemple mauritanien. Ni de celui de l'Iran du shah qui avait, lui aussi entretenu des relations «stratégiques» avec Israël qui ne lui avaient servi à rien. Majed Nehmé (*)Politologue