«À la radio, j'ai entendu Olfa parler de l'histoire tragique de ses filles. J'ai été interpellée, bouleversée par son récit. Là aussi, il s'agissait de l'histoire d'une mère et de ses quatre filles adolescentes. Olfa m'a immédiatement fascinée. J'ai vu en elle un formidable personnage de cinéma. Elle incarnait une mère avec toutes ses contradictions, ses ambiguïtés, ses zones troubles. Son histoire complexe, terrible me hantait et j'avais envie de l'explorer, de comprendre sans savoir comment faire.» Ainsi commencera le travail d'investigation de Kaouther Ben Hania. La cinéaste tunisienne qui avait déjà fait un passage remarquable, à Cannes, en 2017 avec «La Belle et la meute» (Un Certain Regard) et une virée à Los Angeles, aux Oscars avec «L'Homme qui a vendu sa peau» (2020) est donc revenue sur la Croisette avec «Olfa et ses filles», un documentaire d'un genre particulier, en Compétition officielle, cinquante-trois ans après le passage dans cette même section de son compatriote, le regretté Abdellatif Benamar avec «Une si simple histoire» (1970). Une histoire pas simple Mais Kaouther Ben Hania a débarqué avec une histoire pas des moins simples, c'est le moins qu'on puisse dire. Affreuse, sale et tragique: un triptyque qui sied comme un gant tisé au fil barbelé, pour décrasser des esprits et surtout des âmes, vampirisées par un machisme héréditaire érigé en loi et qui servira de terreau à l'idéologie barbare qui aura atteint son summum avec l'islamisme armé, celui du GIA hier et de Daesh aujourd'hui... Olfa la mère de ces quatre filles dans une sorte de psychothérapie profonde commencera par évoquer son sort en situant le poing de basculement, durant ce qui devait être sa nuit de noces et qui se transforma en pugilat, entre un nouveau mari pressé de brandir la preuve de sa virilité, à travers un tissu tâché, ce qui sera fait, mais sans pour autant éventer l'indicible, c'est plutôt le sang coulant de son nez boxé par cette jeune mariée outrée par tant de violence, qui sera «validé» par les deux familles. L'honneur est sauf, mais le nif pas trop... Jusque-là nous sommes dans un roman de Rachid Boudjedra, «La Répudiation» (1969), sauf qu'on est loin de la fiction, mais dans le plus sordide des réels: la suite est connue par certains, mais tue souvent par tous, l'inceste. Jusque-là, pour la cinéaste, le matériau en présence était déjà lourd, tout en s'annonçant incomplet car il s'agissait aussi et surtout de parler de la «fugue» des deux ainées de Olfa, Rahma et Ghofrane. Deux filles approchées lors d'une «banale» animation de quartier, où avait été annoncée une opération «hidjab pour toutes». De l'aveu même des deux plus jeunes soeurs, Eya et Tayssir, restées avec leur mère, Olfa, «la plupart des filles pensaient pouvoir revendre ce tissu pour se faire un petit peu d'argent de poche»... Mais c'était sans compter avec les marchands du temple qui ont dans ce cas-là, au moins, un coup d'avance pour combler un vide croissant. Ce qui évoque à la cinéaste «ce gouffre entre l'enfance et l'âge adulte, où soudain on cherche à comprendre et parfois même à expérimenter l'idée de la mort, comme le montre l'une des filles qui voudrait dormir dans une tombe. Mais alors même qu'on joue avec la mort, c'est la période où l'on cherche un idéal de vie en s'inquiétant de son environnement social et du sort de l'humanité tout entière. Je pense que les filles étaient à la recherche de quelque chose qui leur manquait. Elles ont voulu contester l'autorité d'Olfa qui a toujours incarné pour elles à la fois le père et la mère. (...) Comme elles n'avaient pas les outils pour y parvenir, elles sont devenues, comme dit l'une d'entre elles: «pistonnées par Dieu». Cela leur a donné l'illusion d'une transcendance pour essayer d'imposer leurs désirs au monde. Challenge réussi Je crois que le film documente ces différents liens à la mort et à la vie qui traversent parfois de façon confuse les adolescents.» Et malgré quelques longueurs, le défi a été relevé par Kaouther Ben Hania: «À partir de tout ce qu'Olfa m'avait raconté, j'ai élaboré un scénario avec Eya et Tayssir sur la préparation d'une fiction où des comédiens rencontrent de vrais protagonistes pour mieux incarner leur vécu. Il fallait confronter Olfa à de vrais comédiens dont c'est le métier. Ils allaient servir à Olfa et ses filles de révélateurs pour les aider à trouver leur vérité intérieure. J'avais besoin d'actrices pour jouer ses filles absentes et d'une comédienne, bouleversante Hind Sabri, pour la questionner, l'aider à saisir les enjeux de certains grands événements de sa vie. Ce n'était pas la reconstitution des souvenirs qui m'intéressait, mais leurs échanges pour y parvenir. J'intervenais dans le film en tant que réalisatrice pour les guider, chercher avec elles, tandis qu'Olfa racontait et analysait en détails les grands épisodes marquants de sa vie. En lui posant des questions sur des détails précis, sur ses motivations, Hend Sabri permet à Olfa de revenir sur son passé sans complaisance. Si Olfa était restée seule avec moi, elle m'aurait encore servi la même histoire, le même cliché.» Durant la projection d'autres «sons» se sont imposés sans avoir été conviés, ils avaient la couleur de l'émotion et de la colère rentrée jusque-là. «Les filles d'Olfa» invitent aussi à porter un regard introspectif sur ce qui a détourné les sociétés arabes, entre autres, du débat d'idées, porteuses de prospectives et d'avenir, «Olfa et ses filles» est la preuve concrète du machiavélisme d'une certaine pensée mortifère qui a longtemps été ignorée avec une «neutre bienveillance» et dont les dégâts sont mesurables dans des pays au bord de la scission territorial après avoir vécu la fracture sociétale. Kaouther Ben Hania nourrie de l'univers de Abbas Kiarostami (Close up) et Lars Von Trier (Dogville) a fait faire au cinéma tunisien un grand pas en avant avec «Olfa et ses filles».