La plupart des oeuvres consacrées par le jury de la 73e édition du Festival de Cannes, ont été analysées par L'Expression, durant cette dizaine de jours où la planète cinéma occupait le centre de la galaxie artistique. Les films vont maintenant entamer leur carrière à partir de cette magnifique rampe de lancement qu'est ce festival, le plus important dans le monde. Reste que ce résultat est le fruit d'un travail de longue haleine et surtout en renouvellement constant. À l'origine, il est utile de le rappeler, en 1946, il y avait une décision politique, celle de relancer une industrie du cinéma, échappant le plus possible à l'emprise américaine, encore plus présente au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Guerre feutrée Les USA n'ont jamais sous-estimé l'impact économique de l'image. On raconte que Hollywood avait passé une commande aussi particulière que saugrenue, à l'aviation américaine chargée de déloger à coups de bombes les troupes nazies basées en Italie, leur demandant, si possible, de laisser tomber; par une «malencontreuse inadvertance» quelques bombes sur Cinecitta, afin de retarder la relance du cinéma italien... Aujourd'hui, la guerre, feutrée certes, est toujours en vigueur des deux côtés de l'Atlantique, sauf que dans le périmètre hexagonal, il y a plus d'une barrière de protection, dont la plus connue depuis, porte le nom «d'exception culturelle» et qui intéresse beaucoup de cinématographies dans le monde. Le dernier pays en date, c'est l'Arabie saoudite, qui fait feu de tout bois (comme nous l'avions indiqué dans un précédent envoi) et qui ne manque pas de souligner que la politique du CNC français reste une référence cardinale. Et leur présence à Cannes, à travers six films en lice, n'en est que le petit doigt d'une main qui s'apprête à devenir une poigne... Dans ce même ordre d'idées, le bilan annuel du CNC agréé et rendu public, comme chaque année, à Cannes, dévoile des chiffres éloquents à plus d'un égard: Avec 287 films agréés en 2022, la production se stabilise ainsi à la moyenne des dix dernières années (288 films). Pour ce qui est des coproductions, elles atteignent un niveau historiquement élevé du fait de l'allègement des restrictions de déplacements qui s'est poursuivi en 2022 et d'un effet de rattrapage. Pour la première fois depuis 2003, la moitié des films agréés, par le CNC, en 2022 (50,2%) sont des coproductions. Pour ce qui est des films réalisés par des femmes en 2022, la part de films strictement réalisés par des femmes augmente sensiblement, à 30% des films agréés contre 26% en 2021 (23% en 2013). En considérant les coréalisations mixtes (réalisées conjointement par des femmes et des hommes), la part de films réalisés par des femmes atteint pour la première fois le tiers des films d'initiative française agréés (69 des 208 films d'initiatives agréés en 2022). Et c'est cet acquis qui est le résultat des luttes corporatistes et des avancées sociales qui, selon des rumeurs persistantes (assourdissantes par moment) qui était sur le point d'être détricoté lentement et sûrement pour s'aligner sur les objectifs d'une mondialisation néolibérale. L'exception culturelle Il y a quelque temps, un cinéaste incarnait cette résistance à cette opération de démembrement cinématographique, Bertrand Tavernier, les allées du Parlement de Bruxelles ont longtemps résonné de ses coups de gueule, en faveur de cette exception culturelle. C'est donc dans cette optique, dans cette dynamique que s'inscrirait aussi la puissante déclaration de Juliette Triel à la réception de sa Palme d'or pour son excellent film «Anatomie d'une chute». La cinéaste française, à qui l'on doit déjà «La Bataille de Solférino», «Sibyl» et «Victoria» a commencé par rappeler que «cette année, le pays a été traversé par une contestation historique, extrêmement puissante, unanime de la réforme des retraites», soulignant que «cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante (...) Ce schéma de pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé éclate dans plusieurs domaines.» D'abord socialement - «c'est là où c'est le plus choquant», dit-elle, mais aussi «toutes les autres sphères de la société, et le cinéma n'y échappe pas.» Jusqu'à porter l'estocade, en accusant «le gouvernement néolibéral» d'Emmanuel Macron de défendre «la marchandisation de la culture» aux dépens «de l'exception culturelle française. Cette même exception culturelle sans laquelle je ne serais pas là aujourd'hui devant vous». La table est dressée, les couverts pas encore mis, par précaution pour la vaisselle? Gageons que les mois à venir seront décisifs, une fois la colère passée ou dépassée, ce sera l'heure du bilan et des perspectives. L'omelette norvégienne sera sûrement au menu. Quoi de mieux pour anticiper sur une ambiance à venir, que ce dessert dont l'originalité repose sur le contraste entre l'intérieur glacé et l'extérieur très chaud. Le Palmarès Palme d'or : Anatomie d'une chute, de Justine Triet Grand Prix : Zone of interest, de Jonathan Glazer Prix du jury : Les feuilles mortes, d'Aki Kaurismäki Prix d'interprétation féminine : Merve Dizdar, dans Les herbes sèches, de Nuri Bilge Ceylan Prix d'interprétation masculine : Koji Yakusho dans Perfect days, de Wim Wenders Prix de la mise en scène : Tran Anh Hung pour La passion de Dodin Bouffant Prix du scénario : Sakamoto Yuji pour Monster, de Hirokazu Kore-Eda Caméra d'or : L'arbre aux papillons d'or, de Pham Thien An Œil d'or (Prix du documentaire) Ex æquo : Les filles d'Olfa, de Kaouther Ben Hania et Kadib Abyad (La mère de tous les mensonges), d'Asmae El Moudir Prix du jury œcuménique : Perfect days, de Wim Wenders ; mention spéciale pour The Old Oak, de Ken Loach