Le Sommet des Brics de Johannesburg 2023 avait essentiellement pour finalité d'avoir un consensus à l'unanimité des cinq pays membres au sujet du principe de l'élargissement pour passer d'un format «Club économique» restreint à celui d'une «Organisation politico-économique» institutionnalisée. L'objectif non affiché de la Chine dirigée par le maître de pensée du «libéralisme d'Etat», Xi Jinping, qui a poussé fortement pour cet élargissement, c'est de devenir un «Bloc» regroupant les pays dits du «Sud global» qui lui permettrait d'en faire un bouclier pour amortir les conséquences de sa rivalité avec les Etats-Unis d'Amérique qui, incontestablement, s'intensifiera à travers le temps et l'espace. Tandis que l'ambition de l'Inde qui représente le contrepoids de la Chine dans le groupe des Brics gouvernée par le Premier ministre «nationaliste-libéral», Narendra Modi, c'est d'en faire un «Pôle» qui s'inscrit dans son concept de «multi-alignement» par extension au concept de «non-alignement» du Premier ministre Nehru. En fait, c'est la survie par la transformation du groupe qui était recherchée lors de ce sommet au regard de la reconfiguration de la carte géopolitique et géoéconomique planétaire post crise pandémique de Covid-19. Cette mutation devra être marquée par le renforcement du levier financier qu'est la Banque de Développement des Brics pour contrebalancer le levier d'influence de ce qui est dénommé le «Nord global», à savoir, les institutions financières de Bretton Woods et surtout de favoriser de plus en plus les échanges en monnaies nationales entre les pays membres des Brics+ en formation. Il est incontestable qu'une appartenance au groupe des Brics a une dimension éminemment politique à l'ère de cette nouvelle reconfiguration des alliances et la mise en place d'un monde multipolaire. En effet, ce sommet s'est soldé par la cooptation et non par l'examen de candidatures d'un premier lot de six pays les invitant à formaliser leur adhésion en janvier 2024 lorsque les mécanismes d'adhésion seront élaborés et validés comme le précise la déclaration finale. En fait, les mécanismes d'adhésion n'existant pas présentement, le Sommet de Johannesburg a instruit les ministres des Affaires étrangères et les sherpas des cinq pays membres fondateurs de réfléchir et élaborer les mécanismes d'adhésion pour procéder à un élargissement progressif des Brics à Brics+ et ce à compter de janvier 2024. Tout cela se déroule sous l'influence accrue d'acteurs non institutionnelle et non étatique. L'élargissement est une arme à double tranchant pour les ambitions des Brics. Cet élargissement modifiera le tissu institutionnel des Brics de deux manières fondamentales. Premièrement, cela pourrait modifier la structure des négociations internes. La nouvelle dynamique Les nouveaux membres varient énormément en termes de taille économique, de contexte macroéconomique et de liens avec les économies non-Brics. Les Brics prennent leurs décisions par consensus et il est bien plus difficile d'y parvenir entre onze pays ou plus aux économies, zones géographiques et intérêts divers qu'entre cinq pays. Les membres actuels peuvent tous s'entendre sur des principes, tels que l'augmentation des échanges commerciaux dans des devises autres que le dollar américain. Mais l'arrivée de nouveaux membres ralentira considérablement certaines de leurs aspirations les plus ambitieuses une fois qu'ils commenceront à négocier les détails de tous les projets. Deuxièmement, l'ajout de nouveaux membres pourrait éloigner le club de ses origines géoéconomiques de cinq pays ayant des trajectoires de croissance similaires vers une organisation plus géopolitiquement chargée, composée de différents types d'économies. La Russie et la Chine ont mené les appels en faveur d'un élargissement accéléré et les tentatives visant à positionner les Brics comme contrepoids au G7 mettront mal à l'aise des pays comme l'Inde et le Brésil, qui sont déjà sur un équilibre délicat avec l'Occident global. La cooptation d'un premier lot de six fera des Brics le principal rassemblement pour les marchés émergents, du moins à court terme, lorsque les inconvénients d'échelle ne seront pas encore apparents. Plus de vingt pays du Sud global et pas des moindres avaient déjà officiellement demandé à rejoindre les Brics avant le Sommet de Johannesburg 2023 et d'autres seront probablement intéressés à l'avenir par crainte de rester en marge de cette nouvelle dynamique dans les relations internationales. Les Brics ont également convenu lors du Sommet de Johannesburg d'accélérer l'utilisation de leurs monnaies locales pour régler leurs transactions commerciales et d'investissement entre eux, continuant ainsi à réduire leur dépendance à l'égard du système financier et de paiement mondial basé sur le dollar américain. Compte tenu de ces résultats, il est compréhensible que le dirigeant chinois Xi Jinping déclare: «Cela apporte une nouvelle rigueur au bloc...» La décision des pays Brics de coopter et d'inviter quatre pays du Moyen-Orient à rejoindre leurs rangs, à savoir, l'Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, l'Egypte et l'Iran, met en évidence les dynamiques géopolitiques changeantes autant qu'elle reflète l'opportunité d'une intégration économique plus étroite avec ces Etats. Pour les Etats Brics, l'inclusion de l'Arabie saoudite et des EAU apporterait de nouvelles opportunités d'investissement et de commerce, alors que le premier cherche à diversifier et développer rapidement son économie à travers une gamme d'industries alternatives de combustibles non fossiles et que le second abrite le premier hub financier de la région à Dubai. L'Egypte, qui est présentement confrontée à une crise financière et économique de grande ampleur, qui a été cooptée par Moscou et Pékin soutenu par Pretoria ont considéré qu'inviter Le Caire équivaut à renforcer rapidement leurs relations dans l'espoir de pouvoir tirer parti stratégiquement de leurs relations. Le positionnement stratégique clé du Caire, le contrôle du canal de Suez et les gisements de gaz récemment découverts sont probablement considérés par le groupe Brics comme potentiellement lucratifs, tant sur le plan économique que politique, au cours des décennies à venir. Par ailleurs, la décision de coopter l'Iran a été motivée par la Chine soutenue par la Russie, car les énormes réserves de gaz et de pétrole du pays ont, sans aucun doute, été un argument de vente pour Pékin pour convaincre Brasilia, Pretoria et New Delhi d'accepter l'invitation, sachant que cela alimenterait davantage l'Iran. L'inclusion dans les Brics ne transformera pas l'économie iranienne du jour au lendemain. Au-delà de cette question d'adhésion, le groupe des Brics devra être pris très au sérieux. La participation de haut niveau, des leaders chinois Xi et indien Modi, révèle une grande partie des grandes ambitions du club visant à construire un multilatéralisme alternatif, à commencer par la contestation du dollar américain et le renforcement de la Banque de Développement des Brics sans conditionnalité. Washington suit la situation de très près. D'ailleurs dès l'ouverture du Sommet de Johannesburg, l'Administration Biden a annoncé sa volonté de renforcer les capacités de financement du FMI et de la Banque mondiale à l'occasion du Sommet du G20 en Inde. Le Conseiller à la Sécurité nationale américain, Jake Sullivan, a expliqué: «Nos propositions au FMI et à la Banque mondiale généreront près de 50 milliards de dollars de prêts aux pays à revenu intermédiaire et aux pays pauvres rien que pour les Etats-Unis. Et parce que nous espérons que nos alliés et partenaires contribueront également, nous pensons que ces propositions généreront à terme plus de 200 milliards de dollars. L'urgence exigera probablement bien plus.» Qu'en est-il du non-alignement? L'élargissement des Brics pour inclure des pays comme l'Iran est surtout vu comme un défi. Plus tôt cette année, le Brésil a autorisé des navires de guerre iraniens à accoster sur ses côtes, ce qui a provoqué un malaise à Washington. Et cela est renforcé par la position du Brésil à l'égard de la crise politico-militaire russo-ukrainienne, considérée comme pas assez forte pour Washington et par ses relations amicales vis-à-vis de la Chine. Les positions du président Lula sont en adéquation avec les principes de non-alignement et de non-intervention à long terme du Brésil. Toutefois, le Brésil a été le seul pays des Brics à condamner «l'invasion de l'Ukraine par la Russie» aux Nations unies l'année dernière. De plus, la Chine est le principal partenaire commercial du Brésil et l'ancienne présidente Dilma Rousseff est la nouvelle dirigeante de la Banque de Développement des Brics. Pour que les Brics soient efficaces à long terme, l'Inde et la Chine doivent résoudre leurs différends. Avant le Sommet des Brics de Johannesburg, les dirigeants indiens n'ont cessé d'exprimer leurs intentions concernant la plate-forme, notamment sur des questions telles que la réponse à la pandémie de Covid-19, la chaîne d'approvisionnement et la crise énergétique, l'impact de la crise politico-militaire russo-ukrainienne, et l'incapacité des plates-formes multilatérales dirigées par l'Occident global à gérer les crises mondiales. Pour des pays comme l'Inde, les Brics représentent un pôle important de près de 28 000 milliards d'USD de l'économie mondiale. Cependant, avec la concentration du pouvoir économique dans les institutions dirigées par l'Occident global depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Inde et d'autres pays du Sud global se sont sentis largement négligés. Les dirigeants indiens estiment que les Brics pourraient être la plate-forme susceptible d'apporter une perspective nouvelle et plus équitable à la coopération mondiale et à la résolution des problèmes. Ainsi, l'Inde a positionné le Sommet des Brics 2023 pour faire entendre de facto la voix du Sud global. Le timing n'aurait pas pu être mieux choisi pour le Premier ministre Modi. Entre sa visite d'Etat aux USA et la présidence indienne du G20, le Premier ministre Modi a utilisé la scène mondiale pour déclarer et renforcer l'Inde comme «la voix du Sud global» et le nouveau moteur de croissance du monde. L'élargissement des Brics pourrait permettre à l'Inde et au groupe d'acquérir un effet de levier, dans la mesure où le club élargi comprend une plus grande concentration de pays producteurs d'énergie, ainsi qu'une collaboration potentielle pour déconnecter les transactions commerciales inter-Brics du dollar américain. Aussi, les membres tenteront d'utiliser l'élargissement pour faire pression en faveur de mues aux Nations unies et dans d'autres institutions mondiales. Toutefois, pour que les Brics soient efficaces à long terme, l'Inde et la Chine vont devoir incontestablement résoudre leurs problèmes frontaliers et collaborer sur des questions mondiales difficiles ainsi que sur le déploiement de capitaux pour les économies en développement. Si l'Inde envisage véritablement d'assumer le rôle de «voix du Sud global», gérer ces intérêts disparates d'une seule voix pourrait s'avérer une tâche plus grande que ce qu'elle avait négocié. *Géopolitologue et membre du Conseil consultatif d'experts du World Economic Forum et partie prenante dans divers groupes de travail 'Track 2' du système des Nations unies (Unscr 1540).