Après une douzaine d'années passées en exil, il privilégie une approche politique pacifique dans ses relations au pouvoir. Ses propositions politiques ont jeté un pavé dans la mare de la mouvance islamiste. Azerdaz est un village pittoresque qui culmine à 1000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Situé à 30km au sud de Collo, accroché en haut des collines, Azerdaz est entouré de toutes parts par une végétation verdoyante et luxuriante. Son site domine même le chef-lieu de la commune, Kenouâ, située à moins de 3km dans les contrebas et donne sur la baie de Collo une vue plongeante imprenable. Le village, d'ordinaire tranquille, est, depuis des années, sans histoire et aurait pu continuer à l'être. Mais, ces jours-ci, la seule voie de communication entre Collo et Azerdaz, une route sinueuse qui rattache les villages escarpés à la côte, est plus animée que de mesure. Journalistes étrangers et algériens, visiteurs, personnalités et militaires sont devenus autant de curiosités pour les autochtones. Une grande maison, peinte à la chaux domine Azerdaz. Entourée d'un dispositif militaire rigoureux, c'est la maison de Rabah Kebir. Dedans, les chambres ne désemplissent pas. Il faut attendre patiemment son tour. Entouré de ses principaux collaborateurs, membres de l'Instance exécutive du parti à l'étranger, Ould Adda, Ghemati et Larbi Noui, Rabah Kebir apporte sa caution à l'offre de paix élaborée par le président de la République, en même temps qu'il propose, au sein de la mouvance islamiste, un discours nouveau et novateur qui secoue les thèses figées depuis 1991 des autres leaders islamistes. Entretien sans concessions avec un homme qui fait l'actualité. L'Expression: On devine que vous aviez été sidéré par l'étendue des divergences qui secouent la mouvance islamiste... Rabah Kebir: Il est certain que les divergences de vue ne sont jamais des choses positives, mais je dirais qu'au vu de la crise qui a secoué l'Algérie et du démembrement qui a touché les dirigeants du parti, il est dans l'ordre des choses de voir et d'entendre des avis contraires et contradictoires. Chacun fait de son mieux pour élaborer un «idjtihad», et finalement ces «idjtihadate» sont soumises aux débats et au peuple, et il est certain alors que les réalités du terrain agiront sur les points de vue des uns et des autres en n'en gardant que les plus positifs. Quant aux autres avis, ils seront vite oubliés et balayés. La sélection naturelle ne garde que le plus fort et le plus bénéfique. S'agit-il, selon vous, de divergences idéologiques, tactiques, de fond ou de forme? Il s'agit, en fait, de la façon de concevoir la solution, mais il y a aussi des prises de position qui renseignent sur une mauvaise compréhension ou une mauvaise interprétation des contextes politiques actuel et passé, et qui rabâchent à ce jour les mêmes paroles qui ont été dites en 1992 et après 1992. Il y a aussi -je l'avoue- des prises de position totalement dépassées par les événements et révolues. Il y a encore des démarches qui prennent leur source à partir de la formule «pourquoi lui et pas moi», et là cela devient des prises de position individualistes et égocentriques. Cela existe aussi. Quoi qu'il en soit, pour ma part, je respecte les avis dont le contenu est appuyé par un argumentaire politique sérieux ou un «idjtihad». Quant aux autres démarches, je préfère ne pas en dire plus... Le président de la République affirme qu'il ne peut désormais faire d'autres concessions, c'est-à-dire qu'il ne peut vous laisser faire encore de politique... Ecoutez, la réconciliation est un processus de longue haleine, le président de la République l'a lui même dit et répété à plusieurs reprises, et ce processus a un commencement et un plafond. Le commencement, c'est la réconciliation entre Algériens, et c'est ce que nous vivons aujourd'hui, depuis la trêve de l'AIS en 1997, puis la concorde civile, puis la réconciliation nationale et tout ce qu'elle charrie avec elle, y compris notre retour en Algérie, et qui a suscité un certain climat de débat politique, il faut le préciser. Quant au plafond de ce processus, pour le moins en ce qui nous concerne, il ne s'agit pas de créer un parti, ici et maintenant, mais plutôt d'arriver à la citoyenneté, de proposer des idées politiques nouvelles, et là, je ne pense pas que le président de la République réprouve cette démarche. Les équilibres politiques dont on parle et reparle sans en saisir le sens ne sont que des démarches contextuelles et ne sont pas pour ainsi dire destinées à durer. A la lumière des contacts que j'ai eus avec diverses parties au pouvoir ou dans l'opposition, je peux vous dire au contraire que les choses vont aller vers plus d'ouverture politique, car, il faut le dire, le contexte actuel est caractérisé par un verrouillage du champ politique. C'est dans cette perspective que nous nous préparons à une activité, dans un cadre concerté aussi bien avec les autorités qu'avec les partenaires politiques. Pour le moment, mon action politique s'inscrit dans un cadre légal pacifique et de revendication. Quant à l'idée de créer un parti, et qui a suscité un large débat, je vous dis qu'elle n'est pas pour demain, ni dans nos priorités... N'estimez-vous pas que le peuple, qui vient à peine de sortir d'une décennie marquée au fer rouge, n'est pas prêt à revivre une nouvelle confrontation islamistes-pouvoir? Oui, justement, je vous dis que les donnes ont changé et notre discours et notre action ont évolué de manière positive. Après des années passées dans les démocraties occidentales, nous avons élaboré de nouvelles idées, avec de nouveaux moyens, et ce sera désormais la confrontation politique, pacifique et légale. Nous refuserons de jouer en dehors de ce cadre-là. Je tiens à rassurer autant notre base et nos partenaires politiques que les autorités elles-mêmes, que notre action, dans le futur, s'inscrira dans ce cadre précis, conformément aux normes et aux règles politiques du pays. La base islamiste, elle-même touchée de plein fouet par la crise, n'est pas aujourd'hui prête à suivre et à s'amarrer à n'importe quelle nouvelle aventure politico-religieuse... Je me réjouis moi-même du fait que la base islamiste a évolué et soit devenue plus exigeante et demande des comptes à ses dirigeants. Cette évolution est un point positif, non une chose négative pour nous. Je suis de ceux qui pensent que la base militante d'un parti doit surveiller, contrôler et demander des comptes, comme elle doit contraindre ses chefs à répondre à une sorte de cahier des charges politiques. Cela permettra d'éviter beaucoup de dérives. Cette évolution dans la réflexion de la base militante islamiste nous réjouit, au contraire, et je dis que je suis pour le principe d'être comptable de ses dires et de ses actions devant les militants... La citoyenneté est devenue un axe politique majeur dans votre réflexion. Pourquoi? Parce que c'est une nouvelle exigence. Pensez-vous que l'Etat algérien voit un inconvénient à ce que tous les citoyens soient égaux en droits et en devoirs? Bien sûr que non! Et pourtant tous les Algériens ne le sont pas, sans qu'il existe un seul homme capable de l'audace de dire qu'il y a des citoyens de première catégorie et des citoyens algériens de deuxième catégorie. Il y a un quiproquo qui doit être levé. Des groupes islamistes, telle la «Jamaâ islamiya» égyptienne, ont procédé à de profondes «révisions tant idéologiques que tactiques, avant de faire leur mea-culpa». Pourquoi aucun leader du parti dissous n'a initié avec ses compagnons ces «mourâjaâte»? Je vous remercie pour la pertinence de la question, et je vais vous répondre sans détours à propos de ce que moi et mes frères de l'Instance exécutive (Iefe, Ndlr) avions fait. En fait, pour parvenir à l'élaboration de nos points de vue actuels, nous avions procédé à de profondes révisions. Ces révisions nous ont menés à adopter de nouvelles démarches et de nouvelles conceptions, novatrices et de qualité, que nous ferons connaître aux gens et que nous proposerons aux débats au fur et à mesure de l'ouverture du champ politique. La confrontation politique telle qu'elle avait été menée auparavant par notre parti, a commis des fautes graves et a sa part de responsabilité dans ce qui s'était produit par la suite. C'est pourquoi la forme de formulation politique islamiste, qui s'était appuyée principalement sur la confrontation («moughâlaba») doit désormais céder la place à une autre forme de formulation pacifique («moutâlaba»). Ce sera donc «moutâlaba, moutâlaba, moutâlaba», et s'il y a «moughâlaba», qu'elle soit alors pacifique, légale et dans le cadre des règles établies. Voilà donc en grosses lignes: pour nous, il y a eu réellement des révisions politiques profondes. Si d'autres leaders du parti ne consentent pas encore à porter un regard critique sur ce qui s'est passé et persistent à ne voir que du vrai et du juste dans leur passif, nous, nous n'y pouvons rien. Libre à chacun de reconnaître ou non ses torts. Il me semble que votre action agit en dehors du cadre du FIS dissous, alors que la majorité des dirigeants «historiques» n'arrivent pas à se substituer à l'idée du FIS. Est-ce parce qu'il représente pour eux un sigle gagnant, un héritage sacré, un logo racoleur? J'ai toujours dit, et là je m'engage personnellement, que le FIS était un moyen, non une fin en soi. Ce moyen qui était le FIS a fait son chemin, a eu son temps et a pris fin. Sur la base des révisions dont nous avions discutées, tout à l'heure, il y a lieu de procéder à l'élaboration de nouvelles thèses sur la base de nouvelles règles. Je pourrais concevoir de travailler avec certaines démarches qui avaient prouvé leur efficacité et leur justesse, mais il faut rejeter ce qui a mal fonctionné. Maintenant, s'il se trouve encore des hommes qui estiment que tout notre passif était bien ou qu'il est sacré, à commencer par le sigle du parti, qu'ils assument ce point de vue en portant ses responsabilités. Quelle évaluation faites-vous de la réconciliation nationale? Je pense que le processus de la réconciliation nationale est en bonne voie, qu'il a fait des pas énormes en avant. Cela ne veut pas dire qu'il est total et final, mais je pense qu'il est encore perfectible. Nous avons émis, à ce propos, des réserves et nous les émettons encore à ce jour pour y apporter les correctifs nécessaires. En fait, les problèmes résident dans l'application des énoncés de la Charte et la façon de les interpréter. Là, il y a de toute évidence des quiproquos et des embûches. A titre d'exemple, je vous cite le cas des travailleurs licenciés. Beaucoup de responsables d'entreprises hésitent à réintégrer leurs anciens salariés dans leur poste de travail et préfèrent les indemniser. Cela est contraire à l'esprit de la Charte et de la réconciliation qui est de pacifier les Algériens entre eux. Cependant, dans l'ensemble, la Charte est considérée comme un document politique positif. Cependant, le problème des groupes armés reste posé... Oui, malheureusement, et je saisis, une fois de plus, l'occasion de lancer un appel fraternel à ceux qui portent les armes pour les inviter à réintégrer la société dont ils sont issus. Il y a des solutions pacifiques et des moyens de communiquer pacifiquement. La meilleure façon de combattre la violence est de persister dans cette voie de paix, et plus l'Etat démontre ses capacités à gérer de manière juste et équitable la citoyenneté et de les promouvoir au statut de citoyens à part entière, plus la violence va dépérir et rétrécir.