Si l'on s'en tient au seul reportage réalisé par Valérie Gaget-Deslandes et Philippe Jasselin, il n'y a pas l'ombre d'un doute. Surtout que l'acte abominable en question est relativisé à telle enseigne que Benjamin Stora lui trouve des justifications psychologiques en complète rupture avec la nature même du colonialisme français. De grands moments, cependant, grâce à France 2, la chaîne publique française, qui réussit là le tour de force de jeter les jalons d'une lutte qu'il y a lieu de mener contre la conspiration du silence autour de viols commis par la soldatesque coloniale sur des Algériennes désarmées. Beaucoup d'émotions aussi, suscitées le plus souvent par des témoignages le plus souvent de victimes, et d'appelés de l'armée française que des images atroces rattrapent ces dernières années. Henri Pouillot est l'un de ces derniers. Lui, qui, en son âme et conscience, a décidé de rompre le silence grâce à la publication d'un livre qu'il vient de commettre sous le titre de Villa Susini, un appelé parle. Des révélations accablantes et des témoignages bouleversants y sont consignés. Notamment les conditions éhontées imposées aux femmes, leurs viols collectifs et successifs restitués, le plus souvent froidement, sans état d'âme, comme pour opposer un flagrant démenti au général Aussaresses qui, tout en reconnaissant les tortures pratiquées sur des femmes, n'en admettait pas pour autant le viol. D'abord surprise et choquée à la fois par la froideur des propos d'Henri Pouillot, Valérie Gaget-Deslandes confie à la présentatrice d'Envoyé Spécial: «Au bout de deux heures, la carapace craque d'un seul coup. Il s'autorise enfin à pleurer. On le devine rongé par la culpabilité.» Il ne pouvait en être autrement, surtout que l'équipe de la chaîne publique française le fait revenir, le 10 décembre 2001, sur les lieux du crime, à la villa Susini où il passa pas moins de dix mois. Jean Vuillez ne passe pas par trente-six chemins pour dire la vérité. Contrairement à Benjamin Stora qui ne pense pas que le viol ait été utilisé de manière systématique et planifiée, Jean Vuillez, professeur de sport, est loin de penser que l'acte ignoble en question était un simple défoulement sexuel collectif, un moyen comme un autre de satisfaire quelques instincts, un équilibre justifié par le seul fait de l'éloignement de la Métropole. S'il est permis de paraphraser ainsi l'historien d'origine constantinoise. Ayant passé pas moins de six mois à Collo, il démontrera, témoignages à l'appui, que les viols en question procédaient bien au contraire d'une logique hégémonique, celle qui consiste à avilir tout un peuple où la femme, en tant que gardienne et reproductrice des valeurs, occupe une place de choix. Sinon, comment Benjamin Stora pourrait réagir aux propos tenus par Jean Vuillez, surtout lorsque celui-ci rapporte que les viols de femmes dans les mechtas se faisaient en présence des membres de la famille et des enfants? Des enfants qui refusent qu'on en parle souligne, les larmes aux yeux, Louisette Ighilahriz, parlant de son fils: «C'est terrible. Surtout lorsque vous avez des enfants qui refusent que la lumière soit faite sur ces pages tragiques de notre Histoire. Mais j'en ai marre de demeurer indéfiniment silencieuse, cloîtrée dans mes douloureux souvenirs.» Pour la militante de la Zone autonome d'Alger, si elle a décidé de dire la vérité, c'est pour que les Français sachent que la liberté a été arrachée au prix de plus d'un million de morts, de sacrifices inouïs, d'une terrible entreprise de démolition psychologique de la personne humaine. Tout comme Annick Castel-Pailler, une autre victime de viol, elle souhaite que son témoignage en provoque d'autres des deux côtés de la Méditerranée: «Que les langues d'anciens appelés et officiers français qui ont vécu cette guerre et survécu se délient. Je souhaite que l'on retienne de mon histoire qu'il faut préserver l'être humain, d'où qu'il vienne. Ce n'est ni en torturant ni en avilissant ou dégradant qu'on parvient à ses fins, quelles qu'elles soient.» Fruit d'un viol collectif commis sur la personne de sa mère alors âgée de seize ans, Mohamed Garne témoigne sur la dure situation qui lui a été imposée, à son corps défendant, le jour où il apprît que sa mère n'était pas une veuve de chahid, mais, plutôt, la malheureuse victime d'un viol collectif commis par la soldatesque coloniale qui l'aura, au passage, rouée de coups. Des coups insondables qu'il aura traînés, sans pouvoir les expliquer, des années durant. Jusqu'au jour où il décida d'en parler et de jeter les jalons d'une démarche qui lui permit d'être reconnu comme « victime de guerre » par la Cour régionale des pensions de Paris en novembre dernier. A l'évidence, le témoignage devient comme une sorte de thérapie. La volonté de partager cette douleur profonde est grande, souligne Louisette Ighilahriz: «Il faudrait s'employer à exorciser le mal dont personne n'ose parler. Ce sujet ne doit pas être considéré comme tabou.» Encore moins le dernier tabou de la guerre d'Algérie, comme semble le suggérer de manière insidieuse le commentaire de Valérie Gaget-Deslandes dont la chute, renvoyant dos à dos la caste coloniale et le peuple algérien à travers son noyau dirigeant le Front de libération nationale, est des plus suspectes. Lorsqu'elle n'est pas lourde de sens...et porteuse d'un autre tabou...un de plus.