Cette chaîne de télévision controversée a totalement bouleversé les rapports de force et les relations gouvernants-gouvernés dans le monde arabe et musulman. Adulée par les uns, décriée par les autres, la chaîne de télévision qatarie Al Jazeera ne laisse personne indifférent. Lorsqu'elle a été lancée en 1996, on ne donnait pas une once de crédibilité à cette chaîne plantée au coeur des pétrodollars et des monarchies du Golfe. Mais dix ans plus tard, la réalité du terrain dit qu'il s'agit d'un véritable phénomène médiatique, devenu de l'aveu même de Washington, l'un des dix médias les plus influents du monde, et le média le plus suivi du monde arabe et musulman. Tranchant net avec les anciennes conceptions d'une presse arabe statique et ambiguë, qui cherche à capter l'audimat sans bousculer les dirigeants politiques, Al Jazeera a choisi d'être agressive, d'attaquer, d'aller au coeur de l'information et d'envoyer ses journalistes au charbon, perdant en dix ans d'existence une bonne douzaine de ses meilleurs reporters, tués dans des conflits régionaux, dans des guerres ou emprisonnés pour des motifs liés à leur travail de journalistes. Cette stratégie l'a mise immédiatement à la tête des médias d'information, créant des incidents diplomatiques par-ci, embarrassant son propre gouvernement par-là, débusquant des lièvres à la pelle, dérangeant les puissances occidentales, donnant la parole à ceux qui étaient interdits de parole et créant des débats utiles sur des sujets politiques tabous ou interdits en les mettant sur la voie publique. Al Jazeera a sonné et claqué comme une gifle assourdissante donnée au journalisme médiocre, qui forme et formate des journalistes besogneux sans éclat, scribouillards sans originalité et plumitifs à la traîne, tout en faisant de ce métier d'hommes le bonheur des hommes de métier. Scoop après scoop, la chaîne s'impose. Oussama Ben Laden, Aymane al-Zawahiri, le Mollah Omar, Rachid al-Ghanouchi, Abassi Madani, Khaled Nezzar, Tahar Zbiri, Hassan Tourabi, Mohamed Hassanine Haykel, Hassan Nasrallah, Mohamed Vall, Donald Rumsfeld, Ahmed Ben Bella, Hugo Chavez, et tous ceux qui ont fait et qui font l'événement politique, militaire ou culturel, ont choisi un jour de parler sur Al Jazeera. Ce qui fait qu'Al Jazeera est la chaîne la plus crédible du vaste monde arabo-musulman. Des vidéos sur Al Qaîda ou d'opérations djihadistes en Irak, des exclusivités politiques et des scandales mis à jour en direct ont aussi contribué au succès de la chaîne. Evidemment, Al Jazeera a dérangé aussi des Etats arabes, des capitales occidentales et même son propre pays, le Qatar. Depuis 2003, les autorités saoudiennes interdisent à Al Jazeera de couvrir le pèlerinage à La Mecque, en lui refusant toute accréditation. En Algérie, les activités d'Al Jazeera sont bloquées depuis juin 2004. Pour la première fois depuis dix ans, une chaîne étrangère est interdite en Algérie. Les autorités ont pris cette décision dans le but de réorganiser le travail des correspondants de la presse étrangère. L'Iran a menacé à plusieurs reprises de sanctionner le bureau d'Al Jazeera à Téhéran. En novembre 2004, Téhéran avait menacé de sanctionner la chaîne si elle ne retirait pas de son site Internet une caricature jugée insultante. La chaîne avait été menacée d'expulsion une seconde fois, peu de temps après, pour avoir parlé du golfe «Arabique» et non du golfe «Persique». En Tunisie, les autorités n'ont pas permis l'ouverture d'un bureau de la chaîne, ni accordé d'accréditation à ses correspondants. En janvier 2004, Al Jazeera a été interdite de couvrir les activités du gouvernement en Irak pendant un mois suite à une émission jugée «provocatrice» dans laquelle l'un des participants avait lancé des accusations contre certains responsables politiques. Depuis le 7 août 2004, le bureau d'Al Jazeera à Baghdad est fermé afin de «protéger le peuple d'Irak», selon la décision officielle. Le gouvernement intérimaire irakien a, en effet, accusé la chaîne d'«incitation à la haine et aux tensions raciales». En novembre 2004, le ministre de la Défense irakien, Hazem Chaalane, s'en est vivement pris à Al Jazeera qu 'il a qualifiée de «chaîne du terrorisme». En avril 2004, les Etats-Unis ont également accusé la chaîne d'attiser des sentiments anti-américains dans sa couverture des événements en Irak. «Nous sommes de simples observateurs, et non pas des acteurs. Nous ne portons pas de jugement politique et tentons de présenter une couverture équilibrée du conflit. Nous donnons aussi bien la parole au peuple irakien et aux insurgés qu'aux forces américaines», avait alors répondu la direction de la chaîne. Un cameraman d'Al Jazeera, Sami Al-Haj, de nationalité soudanaise, est détenu par les forces américaines depuis le début de l'année 2002, dans la base militaire de Guantanamo. Alors que l'ancien journaliste vedette, Taysir Allouni, auteur du scoop mondial lors de son entretien, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, avec Oussama Ben Laden, a été condamné à sept ans de prison en Espagne pour ses liens jamais prouvés avec l'organisation Al Qaîda. Composée par des équipes de travail éclectiques, puisées de partout dans les pays arabes, Al Jazeera innove aussi en recrutant des consultants et des spécialistes occidentaux de haut niveau. Le monde arabe est en train de changer sa présentation des événements et sa couverture politique en fonction du travail présenté par la chaîne qatarie. C'est-à-dire que, concernant les médias dans le monde arabe et musulman, il y a un avant, et un après-Al Jazeera.