Par air, mer, terre. Certaines, chargées de sentiments et, plus discrètes, voyageaient de main en main. D'autres n'allaient nulle part, car, désespérant d'une réponse ou en craignant une très cinglante, déchirées aussitôt qu'écrites. On en fit des recueils publiés sous le titre de Correspondances, on en fit des romans, comme les liaisons dangereuses. Et puis est venu ce temps fatidique où, les nouvelles technologies ayant bouleversé les moyens de communication, on a fini par ne plus en écrire. Ni pour communiquer ni pour faire des romans. La lettre est tout simplement morte. Tuée par twitter, par SMS ou messenger. Un jour la question fut soulevée devant la ministre de la Communication de l'époque, en visite à Lakhdaria, et celle-ci avait pensé la ressusciter en émettant un nouveau timbre. Le timbre ne fut jamais mis en vente et la lettre fut perdue pour toujours. La lettre à l'éléphant Lettre célèbre, que tout le monde, en cette grande crise qui n'a rien épargné, pas même les lettres et les arts, connaît ou presque. Son auteur est deux fois prix Goncourt. Ce qui est n'est pas rien. Cette lettre, écrite et publiée en 1968 par le Figaro littéraire, est signée Romain Gary. Ce qui fait sa singularité n'est pas qu'elle soit bien écrite. Elle l'est au point que nous l'avons lue deux fois sans en perdre une seule miette. La singularité, dit Proust dans sa préface à Tendres stocks de Paul Morand, c'est la marque du génie. Et on ne pas dire que l'auteur de Les racines du ciel pour lequel il a obtenu en 56 le prix Goncourt, n'en fut pas un. Ce qui braque, c'est l'idée qu'il a eue: adresser une lettre à un éléphant! C'est vrai qu'à cette époque, rien n'était trop singulier ni trop drôle. Le livre unique de lecture donnait aux élèves des textes comme «On apprend à lire aux boeufs» et «À l'école des Goujons.». Il y a même un roman qi s'appelle le Roman de Renart. Donc rien de scandaleux ni de risible à cequ'un grand écrivain fasse une lettre et pense l'adresser à un animal. Le fait qu'un grand journal comme Le Figaro lui ouvre ses colonnes pour la diffuser est une caution de santé mentale. La lettre n'émanait pas d'un esprit dérangé, mais d'un philosophe. Diogène prenant la lampe et cherchant en plein midi la Vérité ou les Hommes (on pourrait varier le sujet à l'infini) n'a rien de dérangeant ni au temps du philosophe grec, ni aujourd'hui où on ne philosophe guère. La question est plutôt pourquoi l'éléphant et non le rhinocéros ou la gazelle Thomson, être si fragile et si exposé à tous les dangers de la Jungle. Ah, si Gary, qui est, pour ceux qui ne le savent pas, est d'origine russe et écrivant sous un pseudo, cédant à sa verve créatrice avait imaginé un roman où une fable...comme il en pourrait venir l'idée à plus d'un un d'entre nous, comme alors la chose aurait passé comme une lettre à la poste! Gary n'aurait eu besoin, par respect des convenances, qu'à changer son nom d'emprunt par Garet, Garot où Grisly. Un grisly écrivant à un éléphant quoi, en effet, de plus naturel dans le domaine de la fiction? Mais voilà, on nous dit que Gary a d'autres intentions. Il ne portait pas de projets littéraires. Il est préoccupé du sort de la planète. Celle-ci lui parait menacée. Il y avait, en ce temps-là, les tensions entre Russes et Américains qui se disputaient le leadership mondial, il y avait les chinois, dont Gary pressentait la montée en puissance. Et puis, il y avait toutes ces espèces menacées et dont l'extinction prochaine annonçait inévitablement la nôtre. Il fallait donc agir et agir vite. Le temps était compté. Une lettre était le moyen le plus rapide. Relayée par un média de cette envergure comme Le Figaro, les chances de toucher un large public était multiplié par dix, par cent...Alors qu'un livre où l'idée principale serait noyée dans la masse...L'effet non seulement ne serait pas immédiat, mais peu évident. On a compris, n'est-ce pas, que l'éléphant ne soit qu'un prétexte. Le vrai destinataire, en vérité, c'est chacun de nous. Nous seuls sommes responsables de l'état actuel de la planète. Trop de pollution sur Terre. Nos têtes elles-mêmes sont polluées, assure l'auteur de cette correspondance. Il y a les guerres, il y a la menace nucléaire, et puis il y a cette folie qui nous guide vers le massacre de nombres d'espèces débouchant sur leur disparition prochaine. Cette lettre qu'on pourrait croire inspirée par le désir d'échapper à l'ennui (ccome chez ces deux soeurs par une journée pluvieuse à la ferme dans On apprend à lire au boeuf), ou par un caprice d'écrivain aimant à se singulariser pour affirmer son génie, mais un vrai procès qui nous met tous sur le banc des accusés, et un vrai plaidoyer pour une nouvelle ère où toutes les espèces retrouveraient leurs places sur une planète propre et en paix. La lettre que nous essayons de décortiquer ici est publiée sur internet par Partage et Encyclopédie Agora. Cette dernière qui n'en donne que des extraits, reprend la lettre à l'éléphant et la publie sur sa page le 15 décembre 2014 à l'occasion de la journée de l'éléphant et du rhinocéros. Ce choix atteste de l'importance de ce texte devenu un levier puissant en faveur de la cause environnementale. Hélas combien de fois a-t-elle tournée en boucle sur ce site? Combien de personnes sur internet où,pourtant les coïncidences ne se comptent plus, tombant par hasard sur cette lettre, avait alors seulement regardé le titre avant d'en être frappé? La lettre à l'éléphant? Une blague, un truc de fou. Rencontre avec le pachyderme Considérons un moment cette construction. L'usage courant voudrait que l'on écrive Monsieur l'éléphant, si l'éléphant en question n'est pas un ami. S'il est assez familier avec nous, nous dirions Cher éléphant. On pourrait réunir les deux mots: Cher monsieur l'éléphant. Nous soumettons l'expression «Monsieur Cher éléphant» et «Cher monsieur l'éléphant» au jugement d'une personne d'un niveau moyen en français et la réponse est étonnante: la première est conforme à l'usage. La seconde le contrarie pour une raison simple: ne pas parler comme tout le monde. Gary veut d'emblée attirer notre attention sur le lien profond entre lui et son ami l'éléphant. Il voit un attachement puissant dans cette relation: un lien affectif développé dès l'enfance et qui reste solide jusqu'à l'âge adulte. Les adultes, pour combler chez leurs enfants le déficit affectif laissé par leur absence à la maison, offrent généreusement des jouets. Romain Gary en a reçu un, pour lequel, comme beaucoup d'enfants de son âge, il s'est pris d'une amitié indéfectible. C'était un éléphant. Avant de s'endormir, il le couchait dans son lit et l'enlaçait de ses petits bras avant de se laisser endormir. Et puis un jour, sa mère, jugeant que l'enfant est devenu grand et n'a par conséquent plus besoin d'un jouet pour l'occuper et lui tenir compagnie, le lui avait retiré. Un sentiment de frustration était né de ce geste privatif et allait le poursuivre toute sa vie. La réponse de l'éléphant La mère a compté sur le développement psychique de l'enfant pour comprendre qu'il a franchi une étape cruciale où les jouets n'ont plus leur place. Erreur, Gary devenu grand, n'avait jamais cessé de penser à son éléphant. Un jour revenu de mission avec son vieux coucou, il atterrissait, non loin de Khartoum. Là dans la forêt, qu'est-ce qu'il voit? Un éléphant. Un vrai, avec ses grandes oreilles, sa trompe et son corps massif. Il est couvert de boue rouge dans laquelle il s'est roulé pour se rafraichir et débarrasser des parasites. L'aviateur est fasciné par cette créature monstrueuse. Il veut s'en approcher. Soit fatigue, soit maladresse, dans sa précipitation (il croit que c'est sa mère qui lui rend son jouet), il trébuche et tombe. Le bruit réveille l'éléphant qui se met à barrir et à courir. La terre tremble. Et l'autre, effrayé, se relève et se sauve en prenant la direction opposée. On pourrait croire que cette rencontre ait coupé le lien ombilical qui le reliait encore à l'animal. Paradoxalement, elle l'avait renforcé. Puis que jamais, selon cet ami français qu'il avait rencontré en Ethiopie où il s'occupait des éléphants et de leur protection, nous avons besoin d'un animal plus fort que le chien pour briser la solitude où nous vivons. L'éléphant et sa force colossale nous offrent leur présence rassurante pour peupler notre vie qui devient de plus en plus déserte à mesure que la Terre se dépeuple d'autres espèces au profit de l'homme.. L'éléphant a vu le danger lorsque l'homme en tenue d'aviateur s'est approché de lui. Ou s'il ne l'avait pas vu, car il somnolait, avec son odorat surdéveloppé, il l'aurait senti. Il l'aurait senti non en tant qu'autochtone, ou braconnier-un autochtone n'aurait jamais songé à l'approcher de trop près, et un braconnier qui l'aurait suivi depuis longtemps, aurait tiré à vue-mais un étranger, un blanc qui serait venu pour l'enlever à sa forêt et le mettre dans un parc ou le vendre à un cirque. Voilà comment l'éléphant de Gary qui se reposait dans une forêt voyait les choses et sa réaction qui était celle d'un animal en danger était prévisible. Il ne lui restait plus que la fuite. C'est que cet éléphant n'avait pas, comme Gary, été élevé parmi les enfants, et sa mère, à l'âge où ne pensait qu'à jouer et à s'amuser, sa mère n'avait pas songé à lui donner un jouet ayant une forme humaine. Cet éléphant vivait à l'état sauvage et l'idée ne lui viendrait jamais d'en changer. Sa peur était justifiée et la fuite qu'elle a provoquée était tout à fait logique. C'était Gary dans sa lettre qui ne l'était pas, lui qui, reprochait à l'homme de manquer de logique dans son action destructrice. On pourrait penser que cette lettre à l'éléphant, même s'il faut en louer la beauté et la précision, se trompait d'adresse, qu'envoyée à l'homme elle aurait eu plus d'impact. Souvenons-nous de ce que nous disions à propos de l'en-tête: Monsieur cher éléphant. C'est le même procédé littéraire à l'oeuvre: un désir de choquer pour mieux attirer l'attention. Au risque de paraitre ridicule, de se faire traiter de fou. Rappelons-nous la lampe de Diogène en pleine et sa réponse à la foule accouru et qui croyait qu'il devenait fou. La lettre de Gary à l'éléphant s'inspire du même procédé. Une lettre à l'homme par sa banalité serait passé inaperçue. Il fallait frapper fort et pour frapper l'imagination de ces contemporains Gary s'est souvenu de deux choses: l'éléphant en danger de disparaître un jour et son jouet qu'il avait tant aimé et qui représentait un éléphant. D'un côté, l'impératif d'agir rapidement avant qu'il ne soit trop tard, et de l'autre, cette amitié pour cet animal que son aspect «anachronique» rend condamnable aux yeux de l'homme. Le seul reproche qu'on peut faire à l'auteur de cette lettre est que, communiquant avec l'éléphant par ce biais, il ait fait allusion à cette mission qui l'avait conduit un jour au Soudan pour effectuer des bombardements. Bombardements de quoi? La lettre reste muette sur le sujet et la nature de cette mission. Le destinataire ne comprend pas davantage lorsque la lettre se termine par la traduction d'un chant africain qui dit: Nous mangerons la chair de l'éléphant, nous mangerons son coeur et son foie. Nous entrerons dans le ventre de l'éléphant. Mis à part le désir de choquer, on ne voit pas l'intérêt à entonner un tel chant quand l'espoir repose en urgence sur une politique de sauvetage en faveur de cette espèce menacée.