Avec tout le poids que lui confère sa fonction de vice-président de la première puissance mondiale, et au mépris de la Convention de Genève, Dick Cheney a justifié au micro d'une radio du Dakota l'usage du «waterboarding», autrement ce simulacre d'exécution par noyade pratiqué dans une baignoire. «C'est même pas la peine d'y réfléchir (...) ç' a été un outil important pour rendre le pays plus sûr», a prétendu Cheney à propos de ce que son intervieweur a appelé gentiment une «trempette dans l'eau». Avant cette sordide confession, un acte étrange et considérable a eu lieu le mardi 17 octobre aux Etats-Unis. Ce jour-là, le président de la «plus grande démocratie au monde», celle qui prétend à l'exemplarité en propageant son modèle, a légalisé la torture. La scène est filmée et passe en boucle dans les spots électoraux des démocrates. Bush lève sa main à plume. Il hésite, se demande si c'est bien le moment. Il se tourne vers ses conseillers, les cherche du regard, comme un enfant. A-t-il un doute? Dans cette main suspendue, dans ce regard perdu -à peu près le même que lorsqu'on est venu lui chuchoter la terrible nouvelle le 11 septembre 2001 - les optimistes verront un symbole: Bush comprend un instant -oh! juste un instant- la gravité de son acte. Sa conscience le tire par la manche de sa main qui paraphera tantôt l'acte funeste qui ravalera l'Amérique au rang de pays du tiers-monde... Mais il ne s'agit pas de ça. L'important est de savoir si les caméras tournent, s'il respecte le timing de la cérémonie. La loi, l'image, le spectacle de la transparence. Et, comme un scorpion, la torture dedans. L'administration Bush ne l'a pas strictement légalisée; mais elle l'a rendue légalement possible. La loi accueille désormais l'une des atteintes maximales à la dignité et à l'intégrité humaines. Elle l'héberge, l'admet, la réglemente. Jamais le cliché biblique n'a semblé si juste: elle la nourrit en son sein. La torture est vénéneuse. Devenue loi, elle en menace les fondements. Pour la conscience, elle est mortelle. De temps en temps, Bush signe des lois. Chaque jour, il lit la Bible. La Convention de Genève fait l'inventaire des mauvais traitements qu'elle interdit. L'armée américaine les a utilisés avec générosité sur la base de Guantanamo. Jusque-là, rien que d'habituellement abject: au nom du réalisme de guerre, l'ordinaire de la transgression. Les pratiques de Guantanamo méritaient d'être révélées, dénoncées et condamnées -de même que la torture pendant la Guerre de Libération, de même que les vieilles habitudes des services paramilitaires ou de renseignements, quels qu'il soient, par temps de guerre, tantôt chaude, tantôt froide. Les officines faisaient dans l'ombre ce que la lumière leur interdisait: c'était le sinistre jeu, hypocrite et honteux. Mais la honte et le secret, en civilisation, ou dans ce qui en tient lieu, sont d'excellentes choses. A travers la honte, ce sont les articulations de l'humanité qui jouent. Le philosophe Gilles Deleuze se demandait: «La honte d'être un homme, y a-t-il une meilleure raison d'écrire?». La honte d'être un Etat, y a-t-il une meilleure raison d'écrire des lois? Pour abolir cette honte, surtout pas: mais pour en interdire au contraire la fin- en fixant les limites au-delà elle devient, collectivement, absolue. «Le soleil, ni la mort ne se peuvent regarder fixement», écrivait La Rochefoucauld. Ni la torture, ajoutera-t-on. La torture est la limite, le no man's land, puisqu'elle nie l'humanité en l'homme. C'est un animal entre chien et loup. Celui qui n'a pas officiellement honte de ça, de quoi ne sera-t-il pas capable? Que la loi lui donne raison, le reconnaisse et l'avalise dans ses actes pour le nettoyer a priori de sa honte, que cette loi élimine la transgression pour en faire une règle du jeu commun, voilà le crime. La torture était une exception interdite; elle devient une règle autorisée. Engagée sur le luisant toboggan de l'absence de honte, l'actuelle administration américaine s'était d'abord explicitement opposée à l'application de la Convention de Genève. C'était un premier pas sur le chemin qui, par une sorte d'inversion morale, mène à cet état bien connu des amateurs de grosse télévision: le cynisme comme aboutissement - comme justification peut-être?- de la transparence. Le philosophe Philippe Muray décrit cette injonction de la transparence: «C'est sur les ruines de toute civilisation que s'élève la Transparence». Croisée à l'obsession judiciaire contemporaine, elle donne ces textes inquiétants, où les actes sont perpétuellement lavés, sous les regards de tous, par les textes; où la morale met sa mort en spectacle au nom de la vertu. Désormais, la présidence et le Congrès américains reconnaissent les principaux interdits de la Convention de Genève, mais ce n'est que pour mieux s'autoriser, selon la loi, à les transgresser: la signification des mauvais traitements «moindres», allant de la «cruauté» aux «abus mineurs», est laissée à l'interprétation du président George Bush -autrement dit, des faucons qui l'entourent. Autrement dit encore: la loi prévoit qu'un homme politique et ses conseillers peuvent décider, au gré des circonstances et des intérêts, et dès lors qu'il s'agit d'un «combattant ennemi», ce qui relève de la torture ou pas. Le pathos de certains termes employés («combattant ennemi») et la casuistique du crime rappellent, en ce pays protestant, les procédés de l'Inquisition catholique. L'Eglise aussi prévoyait la torture, déclinait les définitions et les cas. Elle le faisait par principe, pour faire avouer. La mise en règles de la torture dégage toujours une odeur d'acier et d'encens. Il faut peut-être avoir Dieu derrière soi pour oublier totalement la honte d'être un homme un homme ou un Etat. La loi signée le 17 octobre est aussi un acte de guerre de religion. Mais son moteur psychologique est moins l'exigence d'aveu que la négation de l'autre. Les bourreaux modernes pensent assez peu aux âmes des hommes sur lesquels ils resserrent leurs pinces. Ce qu'ils veulent, ce sont deux choses: faire souffrir et obtenir des informations. Parfois, le premier but n'est là que pour mener au second. Parfois, le second ne sert que de prétexte au premier. Les pratiques de Guantanamo semblent mélanger les deux. On punit pour savoir, mais aussi pour punir. Axe du mal, comme l'expression est juste! Axe du sombre. En face, cet autre enfer: la conscience qui s'ignore et déploie sa dissolution par les actes, dans les textes, à l'image, jetant sur la piste sa plus grande honte comme pour mieux la faire disparaître.