À quoi tient la difficulté qu'éprouvent les Algériens à se serrer les coudes comme en 1954 pour avancer plus vite? Sans doute au fait que les valeurs, les dévouements et les mythes mobilisateurs générés par la Révolution se sont émoussés peu de temps après la victoire de 1962. Ces mythes tenus pour des certitudes sont devenus des illusions parce que les esprits ont basculé d'une ambiance rayonnante d'harmonie, d'empathie et de rectitude morale vers le sombre milieu de la vie politicienne où les rivalités, le cynisme, les haines, les rancunes, les préjugés, les jalousies et les intérêts étroits servent couramment de guides à la conduite. La difficulté tient aussi à la complexité des problèmes concrets dans un contexte tendu et un monde qui a pris une configuration nouvelle depuis 1989. À partir de cette date, le rapport des forces s'est radicalement modifié au détriment des débutants sur la scène mondiale où seule la voix des puissants porte, alors que leur besoin d'hégémonie s'est intensifié et que leurs intérêts sont érigés en règle suprême. D'où le poids stratégique de trois éléments cruciaux pour notre pays: les risques géopolitiques; les menaces visibles ou larvées qui en résultent; le relèvement intérieur. C'est récemment (8 octobre 1962) que l'Algérie devient membre à part entière de la société internationale formée depuis très longtemps par les Etats. À l'instar des individus dans une société ordinaire, ces derniers s'obligent à des relations où les rivalités territoriales et économiques occupent une place centrale avec, en filigrane, l'omniprésence de l'insécurité et de la guerre, lesquelles ont contraint les entités politiquement organisées à se doter de trois outils essentiels: l'outil militaire; l'outil diplomatique; l'outil économique. De fait, la guerre qui a produit les Etats tranche aussi leurs différends les plus cruciaux, tandis que la diplomatie sert à les prévenir ou à les résoudre par la négociation, alors que l'économie en est le nerf moteur. Autant dire que la politique de défense, la politique étrangère et la politique économique mettent en évidence un pays et lui permettent d'affirmer une volonté nationale. C'est ce que l'histoire des sociétés nous apprend. Elle montre aussi que les périodes de conflit alternent avec celles de la paix, aussi longues soient-elles. C'est pourquoi l'Algérie se tient sur ses gardes face aux menaces potentielles qui pèsent sur son présent et son avenir. Il n'est donc pas insolite qu'elle se prépare à toute éventualité en prenant soin de son armée, en stimulant sa diplomatie et en boostant son économie. Elle le fait sans pouvoir se passer d'une méditation active des ruptures en région arabe et au Sahel ainsi que, notamment des évènements du siècle passé qui fut le plus affreux de l'histoire. En effet, 86 conflits dont deux d'ampleur mondiale l'ont ponctué (S. Chautard, 2004), impactant le monde sur tous les plans, dont principalement celui du droit international. Or, depuis les conventions de La Haye (1899 et 1907) visant à réguler la violence entre les Etats, jusqu'au nouvel Agenda pour la Paix proposé par le SG de l'ONU (2003), en passant par le Pacte de la SDN (1919), la Charte de l'ONU (1945), la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948) et le Statut de Rome (1998), ledit droit n'a pas cessé de perdre du terrain. Aujourd'hui en tout cas, rien n'indique que notre siècle sera calme en raison de la réapparition de la vieille maladie sociale qu'est la loi du plus fort. Avec le génocide perpétré à Ghaza, l'autorité des règles régissant les relations internationales est en effet reléguée au dernier rang des préoccupations des puissants de ce monde qui affichent sans retenue leur force militaire et leurs appétits économiques. De quoi on peut conclure à un retour à cette époque lointaine de l'Antiquité où les énergiques Athéniens avertissaient leurs rivaux que le droit n'a de poids pour eux que s'ils «disposent de moyens de contrainte équivalents, et (que les) plus forts (doivent) tirer tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles n'ont qu'à s'incliner» (cf. J. M. Guéhenno, 2021). Cette logique mène encore le monde actuel où les notions de justice, de valeurs et de morale sont dépourvues de toute efficacité et s'éclipsent devant les intérêts politiques, économiques et autres. Dans ce contexte, l'Algérie a un besoin pressant des sauvegardes que lui assurent la force armée, une diplomatie énergique et une économie vigoureuse. À l'évidence, ses gouvernants y concentrent leurs pensées comme l'atteste, entre autres, la démonstration de force du 1er Novembre 2024 qui s'inscrit clairement dans cette perspective. Elle prouve aussi que la robustesse ne s'improvise pas, mais qu'elle se construit patiemment par le travail ordonné, la discipline et le sens des responsabilités qui sont le fruit d'un état d'esprit que notre classe politique peine à cultiver. Pourtant, le principe déclaré de son apostolat consiste en un processus inclusif sous-tendu par des normes et par la volonté d'impliquer les innombrables hommes de devoir dont la société regorge pour en faire des pionniers de la «Nouvelle Algérie». En assumant concrètement ce principe, elle s'obligera à renoncer aux arguments et aux pratiques arides pour aller à l'essentiel qui est de mettre le pays en état d'affronter hardiment les incertitudes du siècle.