Par Lalaoui Belkacem Quand on �voque le terme sport-spectacle professionnel en tant qu�outil culturel, civique et p�dagogique, on pense g�n�ralement � une s�rie d�attributs tels que le dynamisme, le rendement, la comp�titivit�, la performance, le m�rite ; dans une activit� humaine pourvue de sens et susceptible de remplir une fonction sociale. En Alg�rie, le sport-spectacle professionnel n�existe pas, il reste � construire. Pour l�exercice de cette activit� complexe, fond�e sur la recherche de la performance, on doit prendre en consid�ration les diverses implications �conomiques, sociales, politiques, culturelles, scientifiques et organisationnelles, qui interviennent dans cette importante r�alit� collective. Bien que les apparences subsistent, les quelques clubs qui ont tent� de r�aliser cet objectif n�ont pas adopt� une d�marche rationnelle, int�gr�e, progressive et globale. Portant les stigmates de la f�d�ration � laquelle ils appartiennent, la majorit� des clubs ne cessent, � l�aide d�un marketing programm� et cynique, de manipuler des foules enti�res par de simples �spectacles d�illusions�. Conscients qu�ils d�tiennent entre leurs mains une �nouvelle puissance de tromperie�, ces clubs ne g�rent pas le sport-spectacle professionnel, mais le �sport-professionnel en spectacle � ; c�est-�-dire la tendance � privil�gier les penchants les plus bas plut�t que les plus nobles. Pr�occup�s en permanence � r�gler leurs conflits int�rieurs, maniant avec brio mendicit� et contestation, pratiquant la culture du cri et du bruit, r�vant tous de devenir riches, ils se r�v�lent incapables d�insuffler du sens et de la valeur � leur activit�. Ils sont constamment dans le folklore : �Cet agglom�rat indigeste de toutes les conceptions du monde et de la vie qui se sont succ�d�.� (A. Gramsci). Comment faire, alors, pour que nos clubs, auxquels des g�n�rations enti�res ont donn� tant d��nergie et de sacrifices, deviennent de v�ritables entreprises performantes et des p�les d�identification pour la population ? Comment proc�der, pour qu�ils puissent produire un spectacle sportif avec des joueurs professionnels, qui suscitent l�int�r�t et la mobilisation du public ? D�abord, en formalisant des savoir-faire qui puissent assister et recomposer la comp�tition sportive, selon des normes universelles. Ensuite, en changeant de conduite, d�attitude, de mentalit�, c�est-�-dire en devenant plus ouverts � la nouveaut� et aux changements. Enfin, en jouant un r�le-cl� dans la construction des identit�s au sein d�une population qui aspire � la modernit�. Ce sont, l�, les conditions � remplir, si nos clubs veulent r�ellement jouer un r�le dans le d�veloppement de ce genre de comp�tition, culturellement f�cond. Mod�le id�al de vie collective, image d��nergie, de savoir-faire et de comp�tence, le club professionnel doit incarner cette vision et cette orientation. De m�me, que le menuisier change de rabot et de ciseaux, lorsqu�il change de nature de bois ; de m�me, le club amateur change de m�thode et d�attitude, lorsqu�il change de nature de comp�tition. Dans cette contribution, il s�agit de faire appara�tre la nature du sport-spectacle professionnel dans sa fertilit� socioculturelle ; mais aussi dans son utilisation � des fins de propagande et d�embrigadement. En effet, s�agit-il, l�, d�une activit� destin�e � former une �attitude culturelle� et une �conscience sportive�, chez la population ou bien est-ce une simple �animation urbaine�, destin�e � dispenser des illusions pour mieux asservir ? En d�finitive, le sport-spectacle professionnel �a sert � quoi et �a sert � qui ? Comment s�en sert-on ? A quoi sert-il ? Ces questions paraissent, � premi�re vue, simples et limpides ; il n�est pas pour autant ais� d�y r�pondre. Un instrument de culture, f�cond et pr�cis Dans ses recherches sur le sport, J. Dumazedier nous apprend qu�un ouvrier justifiait sa pr�f�rence pour le sport-spectacle, en ces termes : �L�, au moins, on est s�r de voir quelque chose de vrai. Tout se passe devant nous.� En effet, dans ce genre particulier d�affrontement codifi�, le spectateur et le supporter tiennent � comprendre les r�gles dans leurs moindres d�tails et surtout � tout voir : ils ne veulent pas d�embrouille dans le jeu. C�est pour cela que si nous voulons comprendre le r�le du sport, en tant qu��l�ment de culture, il nous faut focaliser notre attention sur son noyau dur, son produit final : le sport-spectacle professionnel qui attire les foules vers les stades et les terrains de jeu, le sport qui captive et divertit, le sport qui th��tralise la soci�t�, voire la r�alise. Nous avons observ�, en effet, que lorsqu�il s�agit de d�crire la soci�t� sportive dans son fonctionnement, de la caract�riser, de comprendre ce qui s�y passe, de saisir sa nature dans son jeu propre et � travers les individus qui la constituent, c�est vers le sport-spectacle professionnel, et notamment le football, qu�ethnologues, anthropologues, sociologues et psychologues se tournent de plus en plus. Le sport-spectacle, nous disent-ils, ne nous explique certes pas d�o� nous venons et o� nous allons, mais il nous montre qui nous sommes ; en condensant et en th��tralisant la plupart des probl�mes de soci�t�. Il cristallise les appartenances : c�est une c�r�monie de la repr�sentation de soi, de l�identit�. En Italie, par exemple, la pr�f�rence pour un club est un �l�ment de l�identit� sociale, au m�me titre que la profession, l�appartenance politique ou religieuse (Quelle �quipe supportez- vous ?). Par sa trame dramatique, ses caract�ristiques agonistiques, son dispositif instrumental, le sport-spectacle professionnel nous aide � comprendre le visage, le style et les valeurs d�une communaut�. Il cristallise les enjeux essentiels du monde moderne : le m�rite et la justice. Il est pourvoyeur de toutes les �motions, de fa�on concentr�e : joie, plaisir, angoisse, haine, etc. Il met en �uvre le sens de l�existence sociale de l�id�al d�mocratique : la remise en cause des hi�rarchies devient pensable. Il fa�onne des h�ros d�honneur et de courage, capables de franchir la fronti�re et de provoquer l�exploit. Toutes ces valeurs suppos�es de cette pratique, et que les supporters expriment � travers des formes ritualis�es, sont celles que l�on pense efficaces dans la vie quotidienne. N. Elias voyait, dans ce ph�nom�ne, l�expression d�un mouvement de fond des soci�t�s modernes, visant � un contr�le et � une codification des affrontements violents, des pulsions et des affects. Dans cette perspective, il agit comme un processus civilisateur dans la pacification des relations interpersonnelles : c�est un lieu o� l�on apprend � respecter les autres, � accepter la diff�rence, � se ma�triser, � suivre les r�gles et les normes. Ce sont toutes ces conventions qui transforment le sport-spectacle professionnel en un instrument de culture, f�cond et pr�cis. Excellent miroir, il enregistre, instantan�ment, les maux de la soci�t� et les comportements des oligarchies privil�gi�es qui le g�rent. C�est un v�ritable laboratoire social, qui met en relief les caract�ristiques saillantes des modes de vie d�une collectivit�. Car, ce que d�voile, en arri�re-plan, ce type de manifestation, c�est un agir en commun, un pouvoir-faire, un syst�me de pens�e et de vie, une vision du monde et du social. Domaine de la nation, il est cens� diffuser certaines valeurs fondamentales comme le �sens de la f�te� et la �rivalit� ma�tris�e�. En effet, nos clubs ont trop tendance � oublier que la fonction premi�re de ce genre de comp�tition est bien celle de diffuser le sens de la f�te, ce moment culminant de l�existence sociale o� une collectivit� vit le r�ve. Dans sa forme pleine, la f�te sportive est le temps de l�effervescence, de l�exub�rance, du surcro�t de vigueur, des �motions intenses, du d�bridement des affects, de la joie d��tre ensemble. C�est le rassemblement des foules, agit�es et bruyantes, autour de leurs �quipes et de leurs champions : cris, railleries, plaisanteries grossi�res, comportements outranciers marqu�s du sceau de la parodie. Se d�roulant dans un espace de jeu, qui �est un monde temporaire au sein du monde habituel, et qui sert � l�accomplissement d�un acte qui trouve sa fin en soi-m�me� (Huizinga), la f�te sportive a pour fonction de r�g�n�rer la communaut�. C�est un acte positif qui permet � une collectivit� de se regarder droit dans les yeux, de reconstruire ses liens, de les ressouder ; lui assurant ainsi une stabilit� nouvelle, un recommencement, une renaissance symbolique. La f�te sportive interrompt les hostilit�s et r�concilie passag�rement les adversaires. Facteur d�alliance, elle assemble p�riodiquement la communaut� et lui donne une coh�sion, une solidarit�, une fiert�, une gloire. C�est � quoi pourvoit la f�te sportive : elle permet aux passions et aux instincts de se lib�rer sans danger, elle les purge. Car, une soci�t� qui tient, comme disait Confucius, �l�arc toujours tendu, sans jamais le d�bander ou toujours d�band� sans jamais le tendre�, perd le sens de la culture de la joie, d�cline et se d�sagr�ge. Elle devient violente, mensong�re et silencieuse. Par ailleurs, par la rivalit� cod�e et contr�l�e qu�il organise, et contrairement � ce que l�on pense, le sport-spectacle professionnel rapproche, unit, soude une communaut�. Dans les jeux de l�Antiquit�, la rivalit� dans la comp�tition sportive avait pour fonction d��tablir une proximit� entre les cit�s-Etats, et donc de lutter contre la fermeture sur soi � l�encontre du monde ext�rieur. Le sentiment d�appartenance se construisait dans un rapport d�opposition plus ou moins virulent et permanent entre les cit�s. Mais chose �tonnante, un athl�te dont le nom a �t� proclam� dans l�antique Olympie, c�est un athl�te reconnu par toutes les cit�s- Etats ; comme �tant leur visage et leur mod�le. Aujourd�hui, la rivalit� dans ce genre de comp�tition, par le fait qu�elle se r�alise au travers d�une s�quence d�actions techniques selon des normes strictes d�ex�cution, contribue � pacifier et � cimenter les identit�s locales, r�gionales, nationales. Car, c�est dans la rivalit� que r�appara�t ce qui reste ordinairement cach�, l�invisible d�une communaut� : une volont�, un courage, une intelligence, une solidarit�, une courtoisie, une diplomatie, un esprit de tol�rance ; mais aussi des ranc�urs, des haines, des violences, ou plus exactement une facette particuli�re de toutes ces propri�t�s. Le grand paradoxe du sport-spectacle professionnel est que la rivalit� y est r�elle, mais dans le m�me temps repr�sent�e, virtuelle, invent�e, disciplin�e, pour seulement le temps de la rencontre sportive. Une fonction �minemment politique S�il est objet de joie festive, le sport-spectacle professionnel nous a montr� sa fragilit� et sa perm�abilit� � la politique, l�id�ologie, la violence, la drogue, la fraude, la corruption, etc. Les analyses, qui attribuent � ce ph�nom�ne tous ces maux, sont nombreuses. D�j�, dans la Rome pa�enne, qui �tait une �soci�t� de spectacle�, les �combats de gladiateurs�, d�di�s � l�empereur, devaient remplir une fonction �minemment politique : divertir une population oisive et violente. C�est ainsi que l�empereur Auguste faisait d�cr�ter, par le S�nat, que �le premier rang des banquettes devrait �tre r�serv� aux s�nateurs�, que �les soldats devraient �tre s�par�s du peuple� et que �les pl�b�iens mari�s devaient occuper des gradins sp�ciaux�. On voit bien, ici, que la fonction politique de l�amphith��tre romain n��tait pas celle de l�agora grecque. Quelques si�cles plus tard, et toujours dans la Rome �ternelle, Mussolini n�h�sitait pas � pr�senter la Coupe du monde de football de 1934 comme la preuve de la sup�riorit� de son r�gime fasciste sur les d�mocraties. A la m�me �poque, Hitler, assistant aux Jeux olympiques de 1936, jugea le stade de Berlin comme �tant �top petit�, pour contenir la �foule aryenne �. Il ordonna, aussit�t, la construction du gigantesque stade de Nuremberg (non achev� et qui devait contenir 400 000 places) : 550 m�tres de long et 460 de large, pour 100 m�tres de haut, soit un volume de 8 500 000 m3, le triple de la pyramide de Kh�ops. Albert Speer faisait remarquer � Hitler que ce stade ne respectait pas les r�glements olympiques. La r�ponse d�Hitler fut imm�diate : �Aucune importance ! Les dimensions de terrain, c�est nous qui en d�cidons.� Avec Mussolini et Hitler, qui avaient la fascination pour le monumental et le grandiose, �sport-spectacle et totalitarisme� faisaient bon m�nage. Aujourd�hui, dans certains pays �mergents envelopp�s d�archa�smes sociaux et politiques, le sport-spectacle professionnel est utilis� comme un pr�cieux �instrument de gouvernement � pour embrigader, infantiliser, asservir, abrutir, cr�tiniser et d�politiser des populations enti�res. En 1986, le gouvernement mexicain comptait sur le Mondial de football, pour mieux asseoir son pouvoir et rehausser son image aupr�s de la population. Pas dupes, les habitants de Mexico parcoururent les rues en criant : �Nous voulons des haricots, pas des but.� En Argentine, la victoire de la Coupe du monde 1978 n�emp�chait pas les supporters de scander : �Elle va se terminer, elle va se terminer, la dictature.� En Alg�rie, la victoire de l��quipe nationale de football sur celle de l��gypte (en 2009 au Soudan) n�a pas am�lior�, pour autant, la comp�titivit� de nos clubs et le comportement de nos supporters. Bien au contraire, la corruption et la violence au sein de nos stades se sont, depuis, d�multipli�es. Elles sont devenues end�miques et banales. Ce simple survol nous montre que lorsque le sport-spectacle professionnel s��loigne de ses origines pour ne plus �tre d�abord et surtout un jeu, une �ducation, une formation, il risque de ne plus �tre qu�une sorte de drogue, une r�gression vers la recherche d��motions de plus en plus violentes. Car ce qu�il faut savoir, en fin de compte, c�est que si cette activit� vient � s�investir de totalitarisme, de corruption et de violence, c�est en vertu de sa �porosit� et non de sa �sportivit� �. En effet, si le fonctionnement du sport-spectacle professionnel, dans certains pays �mergents, ressemble de plus en plus au fonctionnement de la mafia, c�est aussi parce que cette mafia fait fonctionner le sport-spectacle au quotidien. Exploitant les joies et les angoisses populaires, manipulant les �motions et les consciences, cette mafia a une f�d�ration, un budget, des centres de formation et un comit� olympique avec des oriflammes. Et c�est pour cela que la question cruciale qui taraude, aujourd�hui, certains auteurs est la suivante : le sport-spectacle professionnel, dans les pays �mergents, a-t-il quelque utilit� pour le citoyen ou pour la mafia ?