«Je suis restée avec cette soif de revenir un jour, j'ai ramené mes enfants, j'ai retrouvé intacte la tombe de ma fille...». A chaque fois que le temps se fait beau, à chaque fois que la grisaille cède la place à la brillance, la nostalgie investit les rivages bleus de leur jeunesse. La luminosité particulière d'Alger et sa beauté fragile remontent les corridors dédaléens de leur mémoire blessée. Elle venait juste de naître. Ils venaient de la quitter. C'était en 1962. Depuis, la nostalgie a refusé de s'estomper. Eux, à leur tour, refusent de faire le deuil de l'Algérie. On ne possède, éternellement, que ce qu'on a perdu. La semaine passée, 400 pieds-noirs ont accosté au port d'Alger. C'est la première croisière à la capitale. Dans leur mémoire, sont ancrées encore des images «d'Alger la Blanche» qu'on ne retrouve aujourd'hui que dans les anciens livres d'écoliers ou sur des photographies jaunies par le temps. Mme Attafi, née au 13, rue Boutin, il y a 82 ans, a revu la maison de ses parents. Elle a revu aussi l'ancien apprenti de son mari. «J'ai revu Kader!» suffoque-t-elle les lèvres tremblantes et les yeux larmoyants, elle ajoute encore: «Il est devenu grand-père, je l'ai revu, on s'est enlacés comme des petits enfants». Le mari de Mme Attafi était garagiste au boulevard de Champagne à Bab El Oued et il a embauché Kader alors qu'il avait 12 ans. «Qui aurai cru, quarante quatre ans plus tard! J'ai passé toute la journée avec lui». Un moment d'égarement et la dame remonte le temps pour recoller les bribes d'un passé déchiqueté par l'histoire. «On n'a jamais frappé à ma porte, on ne m'a jamais fait de mal en Algérie». Cette croisière est une première expérience à Alger. Elle est particulière surtout par son aspect nostalgique. «Si toutes ces personnes sont venues, c'est pour remémorer le passé, c'est pour revoir les maisons où ils ont vécu visiter les tombes de leurs parents, de leurs enfants et de leurs proches» signale Tahar Adjmout, cheville ouvrière de cette croisière. Mme Esplat habitait le chemin de Notre Dame d'Afrique. «Au bout de 44 ans, on a fait un très bon voyage, il y a une très bonne organisation. Je suis entrée dans l'appartement de mes parents à Notre Dame d'Afrique». Mme Esplat n'en revenait pas: «C'est incroyable, Boualem m'a tout de suite reconnue, on s'est enlacés et il m'a invitée à voir sa mère, je l'appelais mama. A 84 ans, elle n'a pas changé, elle est angélique et toujours en bonne santé, elle se rappelle de moi quand j'ai perdu ma fille». «Moi et Boualem avons pleuré comme des gamins, j'aurais aimé voir Norreddine son frère, hélas! on m'a dit qu'il n'est plus de ce monde» enchaîne-t-elle. Un long soupir et elle reprend: «Je l'ai perdu un jour de Noël, le 25 décembre 1958, c'était terrible, une terrible douleur pour moi et mon mari, la mère de Boualem s'en rappelle». Une mémoire venue d'ailleurs entretenue contre vents et marées et transmise à d'autres générations. Et Mme Esplat de témoigner: «On est restés avec l'idée de revenir un jour. Aujourd'hui, j'ai ramené mes enfants, j'ai retrouvé intacte la tombe de ma fille, j'ai revu la tombe de mon père et celle de ma mère. C'est un très beau voyage». Les parfums exaltants de l'enfance, guident la recherche pour s'arrêter au coin d'une rue, aux tombes des ancêtres ou alors à la maison familiale. Jacqueline Herlandez est née au quartier de Bab-El-Oued, rue des Moulins. «J' y ai vécu jusqu'à l'âge de 12 ans, j'ai retrouvé l'endroit mais pas la maison de mes parents» regrette-t-elle avec un pincement au coeur. Alain, lui, a quitté Bab El Oued à l'âge de 10 ans: «Je me souviens que ma grand-mère habitait à la cité du Vieux Moulin et j'allais la voir. C'était il y a presque un demi-siècle» se souvient-il. Les ruelles fraîches du quartier mythique de Bab El Oued marquent Alain et la réaction des Algérois le marque encore davantage. «J'ai été surpris par toutes ces personnes perchées sur leurs balcons et qui nous souhaitaient la bienvenue» confie-t-il. «Je fais souvent des croisières, mais ce voyage est particulier. Il est chargé d'émotion, il m'arrive de pleurer avec eux. Ces gens sont conscients que l'histoire entre les deux pays n'a pas eu un happy-end, aussi veulent-ils se venger contre cette histoire qu'ils n'ont pas voulue. C'est touchant d'entendre les gens qu'on croise dans la rue dire: bienvenue, vous êtes ici chez vous». Il y a beaucoup d'émotion mais le côté touristique n'a pas été ignoré lors de ce pèlerinage. Quatre excursions ont été organisées au niveau de la Casbah, Bab El Oued, dans les autres quartiers d'Alger et la côte ouest avec des guides spécialisés. «Nous préparons cette croisière depuis une année, on a informé toutes les autres institutions qu'il fallait contacter. On a envoyé une invitation au ministre du Tourisme, au dernier moment, il a dit qu'il n'était pas au courant de ce pèlerinage.» regrette M.Adjmout. «Je fais du in comming alors que les autres font du go comming, regardez toutes ces agences de tourisme qui organisent des voyages en Turquie, en Grèce et en Tunisie» s'emporte-t-il, avant de se calmer: «Une aide même symbolique nous aurait fait du bien». L'agence Le Club des Croisières, qui a organisé ce pèlerinage, a reçu plus de 15.000 pèlerins en 2006. Elle se prépare déjà pour l'année 2007 qui mènera les pèlerins sur les rivages d'Alger, Oran, Skikda et Annaba. «Nous avons au moins 500.000 clients potentiels pour ce genre de croisière, mais je crois qu'il faut desserrer un peu l'étau, car à un moment donné, on avait l'impression d'être trop surveillés» martèle Yves Brgauzy, responsable de l'agence Le Club des Croisières. «Nous comprenons que l'intention était d'assurer la sécurité mais à force de vouloir sécuriser, j'allais dire on terrorise...» ajoute-t-il encore. Plus de 40.000 pieds-noirs ont visité l'Algérie depuis 2005. A chaque fois, l'accueil que leur réservent les Algériens est plus que chaleureux: bienvenue, vous êtes chez vous.