Solitude des temps modernes. Le monde étant fait de ce que nous sommes, cette pièce de théâtre est, par conséquent, à notre image. Voilà une pièce de théâtre qui sort de l'ordinaire! Ecrite et mise en scène par Hajar Bali, Rêve et Vol d'oiseau met en scène, d'emblée, trois personnages qui semblent évoluer dans un espace intemporel. Un huis clos renfermant un couple ordinaire, la quarantaine et le grand-père. La vie a l'air de se dérouler sans joie: rituels de repas, omniprésence de la télévision, accomplissement automatique des gestes quotidiens, l'ennui béant qui s'installe. On croit vivre, mais, en vain. L'incommunicabilité rythme l'existence de cette petite famille dont la petite fille «Soussou» est partie s'installer au Canada. Du coup, cette raison d'exister des parents semble encore plus monotone. Une liberté tronquée, chaque personnage semble être la caricature de la génération qu'il représente. Celle du vieux nostalgique d'une période héroïque passée, campée parfaitement bien par l'ex-animateur de télé qui est aussi comédien, Nafaâ El Djoundi. Le couple, fatigué par le poids des années, désillusionné, n'espère quasiment plus rien de la vie. Un tandem interprété par Nacim Khedouci, dans le rôle de ce père nonchalant, raté, sans travail et du coup, à l'humeur maussade et acariâtre et Faïza Bekat dans la peau de cette maman aimante, pleine de tendresse pour son enfant à qui, elle tricote un pull sans fin...Une gageure pour ces apprentis -comédiens qui viennent première de passer avec succès le cap de leur expérience théâtrale. Autre tranche de génération est celle de ces jeunes intrus- on cite dans l'ordre: Nazim Korba, Hamid Saïdji, rompus au domaine cinématographique et Karim Moussaoui, réalisateur aussi, -violente et dominée par une obsession commune: trouver le coffre et voir ce qu'il contient...Pour Hajar Bali, le metteur en scène, ce n'est pas seulement l'apparence de violence qui est violence, ni l'apparence de tristesse, ni même l'apparence d'intérêt pour une idée ou pour une chose, mais plutôt comment restituer cette conviction. Cela impose, selon elle, de mettre les acteurs en situation contradictoire, comme nous le sommes dans notre quotidien par la révolte, la méchanceté gratuite, une certaine forme d'autisme et la tendresse feinte. Aussi, ces personnages meuvent-ils dans des rapports quasi schizophréniques, insurmontables. C'est le théâtre contemporain qui permet cela grâce à ses outils dont le recours au dispositif scénique blanc, importé de Lyon par la compagnie artistique Gertrude II de Guillemette Grobon, le partenaire de l'association Chrysalide (les coproducteurs de cette pièce). Aussi, ce dispositif détache-t-il la scène de l'espace classique du plancher et permet au regard, par l'éclairage précis (signé Claude Couffin) et par le choix des couleurs et du décor, une élévation vers notre propre espace temps. A la fois, détaché et concerné. D'où ce jeu à l'apparence désarticulée, factice des comédiens, surtout celui de la mère qui, dans ses épanchements ou pleurs, détonne, en étant au coeur de cette réalité absurde. La violence est dans ce cas encore plus pernicieuse, à demi-teinte mais tout aussi incendiaire si on n'y prend pas garde et cette liberté si chère à Nietzche, dont le titre de la pièce se fait écho d'une de ses citations- en prendra un coup fatalement. C'est l'immobilisme des plus meurtriers qui est suggéré ainsi; cette incapacité de s'affirmer en tant que soi qui est sans doute discernable en filigrane, cette clé enfouie dans chacun de nous et que l'on recherche tous. Désespérément. Une philosophie théâtrale si chère aux existentialistes qui permet de dévoiler les rapports ambigus et complexes qu'entretiennent les hommes entre eux dont certains flanqués d'inhumanisme, comme frappés d'amnésie et manquant de sensibilité. Au fond, ce qui manquerait à ces acteurs, c'est un peu plus d'émotion même si c'est le père qui paraît le plus crédible dans sa révolte, peut-être inconsciente, affranchi par la mort du père, il veut établir sa révolution des «oisifs», une froideur qui, ceci dit, ne dresse pas la pièce autant qu'elle lui renvoie tout le mystère éclatant de son sujet lequel est aussi profond que le secret de l'humanité. De ce décor immaculé, on n'oubliera pas de parler de la vidéo qui joue un rôle prépondérant, voulu par le metteur en scène. En effet, confie Hajar Bali: «La vidéo, introduite ici, pour illustrer la présence imposante de la télévision, a son importance du point de vue de la lourdeur voulue de l'atmosphère, comme la beauté de l'image». Froideur et esthétisme, métaphysiques, sentiments cliniques, tendent à insuffler à cette pièce Rêve et Vol d'oiseau toute son originalité. Une image d'une solitude confinée laquelle est traduite, enfin, par ces artifices qui détruisent la théâtralisation et l'acculent jusqu'au- boutisme de ses effets. On en sort un peu sonné, parfois désorienté, mais ô combien lucide... Une pièce qui, en tout cas, a fait sensation. Pour preuve, certaines personnes venues mercredi sont revenues, jeudi dernier, la voir. Un succès d'estime, amplement mérité. Alors si elle passe à côté de chez vous, il ne faut surtout pas la rater. Par chance, la pièce se produit demain au Théâtre régional de Constantine. Le 21, elle sera à Sétif et la tournée ne se termine pas là, puisque Rêve et Vol d'oiseau bouclera à Lyon, au printemps prochain, l'opération «Noir et Blanc» dans son troisième acte, que l'on l'espère fructueux.