Il a beaucoup travaillé sur la mémoire et les noms de lieux Tout un chacun aimerait tant partir à 90 ans, comme le grand Mostefa Lacheraf, après une vie bien remplie, de militant d'intellectuel, d'acteur de la vie politique nationale depuis les années 40. Il a tant apporté à ce pays, lui qui ne fait pas de distinguo entre la création intellectuelle et l'action militante au service du nationalisme, à l'époque où ce mot était synonyme de résistance, dans les conditions de la répression et des interdits qui étaient celles du joug colonial. Mostefa Lacheraf est né en 1917 à Al Karma, dans la région de Boussaâda, avant de faire ses études secondaires au lycée de Ben Aknoun ensuite à la médersa Thaâlibya, puis des études supérieures à la Sorbonne. D'où cette aisance qu'il avait à s'exprimer dans les deux langues. Celui qui a exercé en tant que juge à Boussaâda en 1942-1943 avait adhéré, dès 1939, au Parti du peuple algérien (PPA) et avait rejoint les rangs du Front de libération nationale dès le début de la guerre. Le hasard de l'histoire a voulu qu'il fasse partie, en 1956, de l'avion qui transportait le fameux groupe des cinq (Khider, Ben Bella, Aït Ahmed, Boudiaf) et qui fut arraisonné par l'armée française, pour devenir le premier détournement d'avion de l'histoire. Désigné en tant que membre du Conseil national de la révolution algérienne au congrès de la Soummam, il participe à la rédaction du programme de Tripoli, et il eut, après l'indépendance, de multiples activités officielles, soit en tant qu'ambassadeur, soit en tant que ministre de l'Education nationale, soit en tant que président du Conseil national consultatif. Il a également collaboré à la rédaction de la Charte nationale en 1975. Mais c'est surtout par sa production intellectuelle qu'il marquera son époque, en publiant des essais et des analyses qui restent des références, comme ce livre phare qui a pour titre Algérie, nation et société. Il sera très critique, notamment à l'égard du courant baathiste, dominant au sein des structures du FLN et dans les institutions de l'Etat, ce qui lui vaudra des inimitiés et sa place de ministre de l'Education. Ennemi de la démagogie et de tout le populisme réducteur qui ont fait le lit du mouvement baathiste, il sera éloigné des instances dirigeantes du pays et envoyé aussi loin que possible dans une belle ambassade à l'étranger. Pendant longtemps, son engagement de militant a été le fil conducteur de sa pensée, parfois avec excès, d'où ce jugement hâtif sur La Colline oubliée de Mouloud Mammeri qui ne fut pas soumise au recul d'une critique universitaire mais plutôt à une lecture militante. Par la suite, Lacheraf a produit tant de beaux textes qui le situent au sommet de l'élite intellectuelle algérienne. Concernant l'extrémisme religieux, Mostefa a dit que c'est un fait historique, voire une résurgence historique qui apparaît, puis disparaît, pour réapparaître, selon les conjonctures et les données du moment. Il s'est également penché sur la culture populaire, à laquelle il accordait une place centrale dans sa dimension internationale, jouissant d'une légitimité esthétique et idéologique. Il s'est intéressé à la paysannerie, et a beaucoup travaillé sur la mémoire et les noms de lieu, s'exprimant à la fois en tant que poète et penseur, partant d'un nom de lieux pour raconter l'histoire de toute une région, par une association de mots et d'idées qui sont restés originaux et qu'on admire encore de nos jours. Il ne fait aucun doute que ses écrits n'ont pris aucune ride, et que ce militant, ce pédagogue qui est aussi un poète et un homme de culture raffiné restera comme une référence pour les générations à venir. Ce fils de l'Algérie profonde, qui est né près de Boussaâda, et a enseigné, entre autres à Sour El Ghozlane, est de ces militants dont les écrits, tout élitistes qu'ils soient, gardent cette odeur du terroir. Après Algérie, nation et société, c'est l'autre ouvrage Des noms et des lieux, mémoire d'une Algérie oubliée, long de 335 pages qui retiendra l'attention.