C'est dans les écrits de Mostefa Lacheraf que les Algériens goûteront les charmes de leur identité. Depuis quelque temps, on le savait malade, mais son trop long silence commençait à inquiéter ses proches, ses amis, ses lecteurs assidus. Dieu l'a rappelé à lui, samedi 13 janvier...Mostefa Lacheraf avait quatre-vingt dix ans. Un de nos aînés, nous a ainsi quittés au moment où se déroule l'inauguration d'«Alger, capitale de la culture arabe 2007». Ah! s'il avait pu être là, parmi nous, mais quelle digne raison, autre que son amour pour cette ville (qu'il a célébrée avec passion dans «Des noms et des lieux») et pour la Casbah natale de sa mère, l'aurait poussé à y être? Lacheraf, l'intellectuel, le militant, le politique, l'idéologue, l'écrivain, le poète, le critique, le sociologue, le pédagogue, le chercheur,...le penseur nous aurait alors communiqué, parfaite institutrice, sa sensibilité, faisant appel à ses souvenirs d'enfance et s'émerveillant encore: «À évoquer l'Alger de ces temps-là [1925-1930], à travers sa vie traditionnelle, c'est, avant tout, suggérer une esthétique, une façon d'être sinon de penser. Dans ce double domaine et strictement là, Alger était alors, par maints aspects, et en dehors de la ville européenne, ce qu'il avait été, à peu près, un siècle auparavant. L'architecture, le mobilier, la décoration des maisons, les parures, le costume féminin et parfois celui des hommes âgés et des enfants, la table, les réjouissances, la musique et les mille petits riens de l'organisation domestique, l'atmosphère générale de certains marchés de la Casbah et le style même de certains métiers et professions: une civilisation entière, cantonnée sur les hauts de la cité et notamment dans les cours intérieures, les patios, les ruelles, résistait comme un dernier carré sur le champ de bataille de la défaite. [...] En gros, toute cette culture, contrairement à celle des ruraux qui subissait davantage les atteintes du colonialisme et de l'aliénation agraire, avait des traits élaborés, une physionomie nationale classique due à l'action presque ininterrompue des artisans, des architectes, des musiciens. Trois catégories parmi d'autres qui peuvent donner sa spécificité à une culture ou à une sous-culture selon le degré d'avancement ou de stagnation, et qui la donnaient encore, effectivement, au milieu algérois de vieille souche en ces années 1930 ou un peu avant.» Dans son livre Les ruptures et l'oubli, il nous précise de nouveau le sens de ses interventions dans le champ absolu de la Révolution algérienne et dénonce légitimement les dérives multiformes provoquées par l'ignorance politique «des réalités et limites objectives du pays, de son passé, de la psychologie de son peuple et, surtout, de sa propre religion, et bien sûr des intentions politiques à long terme». Dans cet «essai d'une interprétation des idéologies tardives de régression en Algérie», il y a beaucoup de cette gouaille, oserais-je dire, de Lacheraf, mais gouaille populaire et paysanne, forcément culturelle et innovante, une gouaille de bon sens, riche en visions éclairantes, en préceptes fulgurants, en propositions pertinentes pour contribuer à la juste mise en équilibre de l'Algérie sortie d'une longue nuit coloniale, de sept années de guerre de Libération nationale, et, de surcroît, allant subir, post-indépendance, des dérèglements politiques, économiques, sociaux, éducatifs, religieux, dans son fonctionnement. Tout est dit ou presque dans plusieurs chapitres puissants où domine (ou prédomine) celui intitulé «Les ruptures et l'oubli». Ce chapitre me semble, en effet, résumer les idées essentielles de Lacheraf dont l'engagement, encore une fois, confirme l'intellectuel qu'il a été, avec humilité et conscience, c'est-à-dire un homme de culture et de bon goût. Son oeuvre reste un repère et surtout une source intarissable de réflexions pour le jeune algérien d'aujourd'hui qui voudrait y puiser références et enseignements dans le vaste domaine des sciences humaines, particulièrement à ce qui touche à la société algérienne. Tel est mon sentiment en ce jour de tristesse. Puis-je ici me permettre de lui rendre un hommage personnel? -Si Mostefa Lacheraf avait été mon professeur d'arabe, en 1951-1952, et j'étais à l'Education nationale lorsqu'il y arriva en qualité de ministre en 1977. À mon hommage, j'ajouterai celui, tout aussi ému, de mes anciens camarades du collège de Boufarik.