Ces dernières années, la Syrie se trouve dans une situation très délicate. Les Américains, les Français et une partie des Libanais tentent de mettre au ban des nations ce pays qui semble peu perméable au changement, malgré une succession préparée de longue date par Hafedh El Assad qui a placé son fils à la tête de cette «République monarchique». La volte-face inattendue de Abdelhalim Khaddam, ancien numéro deux du régime qui, une fois exclu des cercles du pouvoir, était entré en opposition, n'arrange guère les choses d'un raïs trop travaillé par le syndrome irakien. Des réunions de l'opposition ont lieu régulièrement, encouragée par les chancelleries occidentales. Après le changement de cap de Khaddam, Damas ressort, comme d'habitude, le dossier fort usité de la corruption. Ainsi, on ressort souvent, durant chaque crise, l'éternel refrain de la «corruption» pour légitimer des situations et désamorcer des crises latentes ou déclarées qui couvent dans le sérail et dans la société. Déjà, la nomination en novembre 1987 de Mahmoud Zoghbi (assassiné alors qu'il était Premier ministre, il y a quelques années) qui dirigeait «l'Assemblée du peuple» de 1981 à 1987, un homme quelque peu effacé et loyal, est venue après que le Parlement eut obligé certains ministres à démissionner, suite à des accusations de corruption. Zoghbi avait pour mission de faire le ménage et de lutter contre la corruption de l'appareil administratif. Ce n'est donc qu'un simple retournement des choses d'autant plus que la Syrie a connu de nombreuses campagnes de corruption accompagnant souvent des crises graves comme celles entreprises en janvier 1997, suite à l'absence de Hafez el Assad, par son deuxième fils, Bachar qui contrôle tous les services de sécurité et qui a poussé de nombreux cadres du régime, souvent proches du raïs, après la confiscation de leurs biens, à l'exil. Un régime de fer Ces scénarii sont tellement nombreux qu'ils se ressemblent à tel point que chaque fois que la bataille pour la succession s'annonce dure, des têtes tombent. C'est l'implacable logique d'un régime qui, souvent, ne se soucie guère des droits individuels. Ce n'est pas pour rien que Nourredine El Atassi, l'ancien président renversé par le père du maître des lieux actuels en 1970, a connu un sort beaucoup plus triste que celui de Ben Bella, passant une trentaine d'années sans procès. Des milliers de détenus politiques se trouvent encore dans les geôles. Une dizaine de journalistes, condamnés souvent à de très lourdes peines, traînent le corps dans les cellules sans que les uns et les autres ne s'en soucient. D'ailleurs, l'un d'entre eux, Rida Haddad, ancien éditorialiste du quotidien Techrine, est décédé en prison, faute d'être soigné. D'autres, comme Ismaïl el Hadji, Fayçal Allouche, Faraj Ahmed Birqdar, Nawfal Jadi, Salama George Kali et Nizar Nayyouf, entre autres, crèvent les dalles humides de ces cellules qui ne pardonnent pas. Depuis toujours, les activités politiques sont très sévèrement contrôlées et surveillées par une multitude de services de sécurité omniprésents. Ainsi, le fameux Front national progressiste qui regroupe certaines formations politiques, dirigé par le Baas, ne permet pas aux partis le composant (mis à part le Baas) d'activer dans les syndicats, les universités et dans certains secteurs considérés comme sensibles. Cette situation permet de nombreux dépassements et légitime l'emprisonnement de milliers d'opposants venant souvent des milieux de gauche et des islamistes. Certes, ces dernières années, sous la pression internationale et la grave crise économique vécue par le pays, les dirigeants commencent à s'ouvrir quelque peu. L'Assemblée du Peuple commence à être accueillante aux «indépendants». Ce qui n'était pas le cas dans le passé. D'ailleurs, même le Front national progressiste s'est élargi à deux mouvements considérés dans un passé récent comme subversifs: le Parti arabe nassérien de Mohamed Es Soufi et le Parti islamique modéré de Mohamed Saïd El Bouti. Environ trois milliers de détenus politiques dont un grand nombre d'islamistes ont été libérés en 1991. Mais les autres formations sont irrémédiablement chassées comme par exemple les Frères musulmans, le parti communiste Bureau Politique, Harakat attawhid el Islami ou l'organisation nationale nassérienne ou des organisations palestiniennes. Mais la réalité du pouvoir n'est nullement, comme semblent le comprendre de nombreux chercheurs, détenue par le parti Baas, qui n'est qu'un simple appareil administratif et politique, ressemblant quelque peu au fonctionnement du FLN du parti unique. Ainsi, elle est souvent fondée sur une logique de répartition des postes et de la rente confessionnelle (qui remet en cause l'un des fondements théoriques du Baas, la dimension laïque), tout en s'appuyant essentiellement sur une alliance d'officiers supérieurs et de grands entrepreneurs et commerçants très liés aux élites au pouvoir par des intérêts d'affaires et des relations familiales. Un chercheur parle de «complexe militaro-marchand» à propos de cette pyramide politique qui marque le pouvoir en Syrie. Cette réalité du fonctionnement du pouvoir politique entretient une sorte de népotisme qui neutralise souvent certaines ouvertures sur le plan économique, comme l'aide à l'investissement et la levée de certaines contraintes douanières et fiscales. «Rescapés de l'ancienne bourgeoisie» et «entrepreneurs de l'infitah» se mettent à se soutenir et à vivre une certaine concurrence depuis la fameuse «libéralisation» de l'économie en 1991. Ces dernières années, l'assouplissement du contrôle des changes, les diverses incitations fiscales et douanières ont permis la mise en place d'environ 200 sociétés mixtes. D'ailleurs, la moitié des exportations sont assurées par les entreprises privées, notamment les secteurs textile et alimentaire. Mais cette ouverture économique, qui n'a d'ailleurs pas favorisé des transformations politiques profondes, a surtout bénéficié à certains cadres du régime et à leurs alliés dans le secteur marchand parasitaire qui se lancent souvent dans la distribution, l'immobilier et l'agriculture. Mais ce qui caractérise la société syrienne, c'est cette propension à faire des affaires. Les circuits parallèles, essentiellement alimentés par le trafic et la contrebande provenant surtout du Liban, marquent la culture de l'ordinaire, empêchent l'émergence de couches moyennes capables de mettre en oeuvre un projet différent et favorisent la paupérisation continue des populations. La vie est extrêmement chère. Les salaires sont très bas. Plus d'un million de personnes travaillent dans la fonction publique, mais la plupart sont obligées d'exercer un ou deux autres boulots pour vivre normalement. Des enseignants à l'université sont obligés, pour subvenir à leurs besoins, de faire chauffeur de taxi ou quelque autre métier. Acheter une voiture étrangère n'est pas une affaire simple. Il faut attendre plus d'une dizaine d'années pour pouvoir en acquérir une, à tel point qu'il y a un trafic fou des billets d'importation dans un pays où le change au noir est devenu chose courante. La monnaie locale a perdu énormément de sa valeur. Les Algériens ne connaissent souvent que Souk el Hamidiyya où on vend un certain type de vêtements et de chaussures qui sont revendus en Algérie. Les nombreuses carences du secteur public rendent les choses encore plus difficiles d'autant plus que la dette avoisinerait les 15 milliards de dollars. Ce qui ne règle pas les sérieux problèmes économiques que connaît ce pays qui voit son plateau le plus fertile, très riche en hydraulique, occupé par les Israéliens. La petite ville Kuneitra en 1982 que j'ai visitée en compagnie de Abdelkader Alloula, avec le ministre de la Culture de l'époque, Skandar Skandar, était devenue squelettique alors qu'elle représentait la vitrine la plus éblouissante de la Syrie. Ainsi, les dirigeants sont maintenant, après la disparition de l'Union soviétique et du tarissement de l'aide arabe (du temps du Front du refus) et des monarchies du Golfe, condamnés à se tourner vers l'Irak et ses nouveaux dirigeants pour faire des affaires et régler le problème de l'oléoduc de Kirkouk et l'eau de l'Euphrate. Ce qui n'est pas une chose simple, même si le compagnonnage iranien pourrait peut-être les servir, mais les desservant dans leurs relations avec les autres pays et les puissances occidentales. L'état d'urgence depuis 1963 Le pays, malgré de nombreuses tentatives d'assouplir ses relations avec les Etats-Unis, reste encore sujet à de possibles secousses. Déjà, en 1981, l'agitation islamiste a été très durement réprimée faisant des milliers de morts à Hama, ce qui avait considérablement fragilisé le courant islamiste condamné par la suite à mettre des gants dans ses relations avec le pouvoir. La Syrie, qui vit l'état d'urgence depuis 1963, n'arrive pas encore à entreprendre une véritable ouverture politique malgré une relative embellie dans le domaine économique. La presse (Techrine, Ettawra...), marquée par des clichés et des stéréotypes, comme les représentations artistiques et théâtrales, sont sévèrement contrôlées par les ministères de l'Information et de l'Orientation. Le grand dramaturge Saadallah Wannous, décédé il y a deux années, a énormément souffert de cette situation, mais n'a nullement plié les bras. Il me confiait d'ailleurs que l'art se conjuguait avec la liberté et ne pouvait être emprisonné dans une sorte de cave putride. Comme, d'ailleurs, ce Kurde qui me faisait écouter dans son taxi des chansons en kurde interdites dans son pays, la Syrie. Les choses vont de campagne de corruption en opérations forcées de séduction en direction de Washington en passant par des dégommages et des disparitions. Ce n'est pas pour rien que les rumeurs de négociations secrètes sont de plus en plus audibles, même si la Maison-Blanche a pris inhabituellement soin de démentir.En attendant, Rifaat el Assad, le frère du président, qui a été obligé de quitter le pays il y a de longues années alors qu'il était l'un des hommes-clés du régime et de l'armée, lorgne du côté de Damas, avec sa télévision, ANN.