C'est officiel. Les troupes syriennes se retireront totalement du Liban au plus tard le 30 avril - une opération qui aurait dû avoir lieu il y a de cela treize ans - en vertu des accords de Taef. Elles ne laissent pas de bons souvenirs. Au contraire. Les Syriens ne partent pas avec les honneurs, même si les Arabes sont capables de pousser le ridicule jusqu'à transformer un coup de pied au derrière en victoire. Rappelons-nous les premiers jours de la guerre de juin 1967. En 1975, la guerre civile éclate au Liban. Les factions rivales s'entretuent allègrement. Le musulman ne rate pas le chrétien et vice-versa. Hafedh Al Assad envoie ses troupes en 1976 pour séparer les belligérants, à la demande des Libanais, dit-il. Bien entendu, il ne séparera rien. D'autres sources donnent une autre version de cette intervention. Tony Nasrallah, membre de la Coordination des patriotes libres du général Michel Aoun (CPL), est formel : « L'entrée des forces syriennes au Liban est la conséquence d'un accord secret conclu en 1976 entre la Syrie et Israël sous les auspices du secrétaire d'Etat américain de l'époque, Henry Kissinger. Selon cet accord, Damas doit assurer la paix à la frontière israélo-libanaise. En échange, on le laisse tranquille dans le reste du Liban. » Pour lui, « l'occupation syrienne a accentué le confessionalisme. Après la fin de la guerre civile, nous n'avons pas eu une vraie réconciliation ». Il explique le retrait syrien par le fait que les Etats-Unis ont changé de politique proche-orientale après le 11 septembre 2001. D'autres sources affirment que deux jours avant l'assassinat de Rafic Hariri, un accord syro-américain a été conclu à Damas, les deux parties ayant établi un calendrier pour le retrait des troupes du Liban. De toute évidence, quelles que soient les conditions qui ont poussé Damas à intervenir, cela a été un gain pour le régime syrien et une catastrophe pour le Liban. Dès l'intervention en 1976, le maître réel du pays était Rafaât Al Assad, chef des services de sécurité à l'époque et frère du président syrien. Dès le départ, il avait mis en place un système mafieux qui rackettait les Libanais. Il avait transformé la plaine de la Bekaâ en centre de production de l'opium. Mais il avait tellement organisé de crimes, devenant une sorte d'Al Capone de la région, qu'il était devenu trop encombrant et trop voyant, poussant son frère à se débarrasser de lui. Mais le système va s'affirmer. Les moukhabarate syriennes vont tisser leur toile d'araignée sur tout le Liban. Elles régenteront la vie politique, économique, sociale, la police et la justice. Au point qu'un citoyen m'a raconté que pour construire une maison, la municipalité lui a demandé de ramener d'abord une autorisation des moukhabarate. Celles-ci trouveront de précieux collaborateurs chez leurs homologues libanais, lesquels iront jusqu'à enlever leurs propres concitoyens pour les livrer à l'occupant. Comme deux larrons en foire, les deux services s'entendront à merveille pour mettre en place un système où la corruption régnera dans tous les domaines. C'est ce que l'opposition appellera la maffia syro-libanaise. Celle-ci va travailler notamment pour les intérêts de la Syrie. Le mensuel économique Le Commerce du Levant a consacré dans sa dernière livraison tout un dossier à l'économie de l'ombre. Les deux pays ont signé en 1991 un traité de « fraternité, de coopération et de coordination », lequel traité n'applique la fraternité qu'à sens unique. L'avocat et universitaire Ziad Baroud ne cache pas sa colère. « Depuis 1990, écrit-il, la Syrie traite avec le Liban sur la base d'une mainmise presque totale. La mauvaise application de l'accord de Taef place les Libanais en position d'infériorité par rapport à la Syrie sur le plan politique, mais aussi économique et juridique. Tous les accords qui se sont succédé depuis le traité de fraternité et de coopération sont tous léonins. La Syrie a fait en sorte d'avoir tout ce qu'elle n'avait pas pu obtenir auparavant. » Le scandale le plus grave a eu lieu dans le secteur de l'électricité pour lequel l'Etat est endetté de 11 milliards de dollars sur un total de 35 milliards de dette extérieure. Les autorités avaient décidé la construction de deux centrales. Un cadre supérieur, cité par Le Commerce du Levant, révèle : « Plusieurs entreprises avaient présenté des propositions suite à l'appel d'offres. Le lendemain, une offre chinoise nous est arrivée, appuyée par un ponte syrien. Cette offre a été refusée malgré les pressions. Mais le dossier était trop juteux pour qu'on puisse la laisser passer. Ainsi, lorsque Ansaldo a obtenu le contrat des centrales, d'une valeur globale de 700 millions de dollars, un intermédiaire informel libanais a dû arroser financièrement des décisionnaires libanais et syriens : le total des commissions illicites aurait atteint 18 millions de dollars. » Pour sa part, un député révèle que « pour un contrat d'étude sismologique de l'ordre de 5 millions de dollars, une commission de 1 million de dollars a été demandée. Après négociation, la somme versée ne fut que de 700 000 dollars. Pour un autre contrat d'exploitation, celui-là est d'une valeur proche de 220 millions de dollars, le même leader proche de la Syrie a demandé une commission de 20% ». Les exemples de corruption touchent tous les secteurs sans exclusive. Sonatrach avait signé un contrat pour la livraison de gaz. Mais elle ne pouvait pas donner de commissions. Le contrat n'a été présenté au président Emile Lahoud que plusieurs jours après la date limite de signature. La maffia syro-libanaise, comme l'appelle l'opposition, a gangrené par ce système corrupteur tous les secteurs de la vie libanaise à tel point qu'elle porte une lourde responsabilité dans l'exorbitant endettement du pays. Aucun secteur n'a échappé à sa rapacité. Elle était là où il y avait de l'argent à prendre, que ce soit dans le carburant et le gaz, les casinos, le téléphone cellulaire, les communications internationales, les courses de chevaux, la télévision par câble, la construction de routes, les banques et même la santé où des médicaments contrefaits ont été vendus à la population. Ce ne sont pas les seuls « bienfaits » que l'occupation syrienne a apporté au peuple libanais. Elle s'est aussi manifestée par une répression tous azimuts, les enlèvements et les disparitions. Ce n'est que sous la pression internationale que Damas vient d'admettre qu'elle a des prisonniers libanais en Syrie. Ce sont particulièrement les moukhabarate qui ont semé la terreur. Il suffit soit qu'un ouvrier syrien aille leur dire qu'il a été insulté par un citoyen libanais pour que celui-ci soit arrêté avec peu de chances d'être libéré. L'occupant a emmené dans sa suite plus d'un million d'ouvriers syriens. Des dizaines de milliers d'entre eux ont été naturalisés libanais, imposés bien sûr. Cela signifie que le retrait syrien n'empêche pas une présence, cachée celle-là. Au demeurant, le Washington Post vient de révéler que les services de renseignements syriens viennent de se réinstaller dans le sud de Beyrouth de façon très discrète. Ils ont donc raison les Libanais lorsqu'ils disent que le calvaire n'est pas fini et qu'il faut se méfier. D'ailleurs, ils ne parlent aux journaux que sous le couvert de l'anonymat. Les moukhabarate sont toujours là ! Quand ils ont abandonné leur principal siège à Beyrouth, un bâtiment d'une dizaine d'étages, les services de renseignements syriens ont donné un aperçu de ce qu'ils valent : ils ont enlevé toutes les portes et toutes les fenêtres et les ont emportées. Mais l'essentiel pour les Libanais est le retrait syrien, le reste devenant accessoire. L'opposition a remporté une victoire. Et elle en est fière. Pour la première fois dans le monde arabe, un changement très important s'est opéré sans violence, sans qu'une vitre soit cassée. Les Libanais en sont fiers. Ils disent même qu'ils sont entrés dans le Guinness. Un million de manifestants à Beyrouth ! Le quart de la population. C'est comme si vous aviez 50 millions d'Américains manifestant à New York. De ce fait, l'opposition a le vent en poupe. C'est pour cela qu'elle exige des élections législatives à la date prévue. Elle est sûre qu'elle l'emportera haut la main. Elle pense déjà au Liban de demain et, sans rancune aucune, elle soutient qu'il ne peut se faire sans une étroite coopération avec la Syrie. Pour peu que celle-ci veille à ses velléités hégémoniques, à sa « grande Syrie » et en reconnaissant l'indépendance du Liban en commençant par échanger des ambassadeurs avec lui, une recommandation qui figure d'ailleurs en bonne place dans le rapport de l'envoyé spécial de l'ONU, Rock Harssen. L'opposition a des raisons de croire. Ceux qu'ils appellent les loyalistes, c'est-à-dire les gens du Pouvoir (ministres, parlementaires), commencent à se démarquer des pro-Syriens. Tout le monde réfléchit au Liban de demain, sur les moyens de dépasser le confessionnalisme et le communautarisme. Et tout le monde est d'accord sur un point : seule la laïcité sauvera le pays. Certes, la crise économique est là. Depuis l'assassinat de Rafic Hariri, le pays s'est arrêté. Les touristes du Golfe, sur lesquels les opérateurs économiques avaient tout misé, ne viennent plus. Hôtels et restaurants sont vides. Les quatre attentats qui ont eu lieu depuis ont instauré un climat de peur. Les Libanais se rappellent brusquement les sombres journées de la guerre civile. Ils ne veillent pas trop alors qu'ils sont de grands fêtards, des jouisseurs qui aiment vivre. D'ailleurs, Beyrouth ne ressemble pas aux autres capitales arabes. Mais si les élections se déroulent à la date prévue et dans de bonnes conditions, le Liban criera victoire. Toutes les crises ne seront qu'un mauvais souvenir. Il y a un atout immense. Les Libanais sont 3 millions et demi à l'intérieur. Mais la diaspora est de 12 millions. Et ce ne sont pas des ouvriers agricoles. Demain : Le Hezbollah et ses armes