La proximité de l'échéance du 2 janvier 2002, qui verra l'euro remplacer la monnaie de douze pays sur les quinze que compte l'Union, provoque déjà des remous et des tirs à vue sur la Suisse. L'une des conséquences immédiates du passage à l'euro est, évidemment, l'annulation de la valeur des monnaies nationales. Donc, les détenteurs de billets de banques seront tenus de les verser aux banques et autres institutions financières et recevoir en échange l'équivalent en euro, au cours du jour. Selon l'hebdomadaire de droite français L'Express, l'équivalent du PIB français serait thésaurisé, soit plus de 1000 milliards de FF. Comme les détenteurs de ces sommes ne peuvent pas les présenter aux banques sans avoir à en expliquer l'origine, les pouvoirs publics français se préparent à contrer un large mouvement d'évasion de capitaux vers les banques suisses. En Allemagne, les prévisions font état de montants plus importants, et les autorités monétaires appréhendent la même destination. Mais le phénomène le plus spectaculaire est celui de l'Italie. De nombreuses sociétés fiduciaires abritent le produit de l'évasion fiscale, des narcodollars et de tous les trafics possibles. Il n'existe aucun moyen d'évaluer les montants non bancables que renferment les chambres fortes de ces sociétés, dont «Berlusconi possède quelques-unes, qui lui avaient permis de rebondir après son premier mandat à la tête du gouvernement italien», selon des hommes d'affaires italiens rencontrés lors de la dernière Foire internationale d'Alger. Ces dépôts en liquide sont en dollars pour une part, mais surtout en diverses monnaies européennes concernées par la conversion en euro. Dès aujourd'hui, une séance de travail réunira au Quai d'Orsay MM.Hubert Vedrine et Joschka Fischer pour deux jours, en vue de préparer un sommet franco-allemand auquel assisteront, outre les deux ministres des Affaires étrangères, le chef du gouvernement français, Lionel Jospin. Officiellement, ce minisommet devrait servir aux deux locomotives de l'Europe à coordonner leur action diplomatique concernant les grosses questions internationales de l'heure, les Balkans et le Moyen-Orient. En fait, devant la gravité de la situation en Palestine, les Etats européens ne croient pas beaucoup en l'efficacité de leur médiation. Bien qu'ils aient tous béni la prochaine tentative de M.Ruggiero, ministre italien des Affaires étrangères, le scepticisme est de mise: «Là où les Américains n'ont rien pu faire, il y a peu de chance que l'Europe obtienne des résultats», affirme un diplomate en poste à Alger, approuvé par plusieurs de ses pairs. Mais il est certain que le passage à l'euro, qui n'est pas à l'ordre du jour, «se taillera la part du lion dans les entretiens des cinq hommes les plus puissants de l'Europe, en l'absence de l'Angleterre, non concernée par la monnaie unique,» notent des experts de Bruxelles. La Commission européenne, sous la présidence de l'Italien Romano Prodi, attend beaucoup de cette réunion, et notamment que «la France se fasse plus souple sur les recommandations du fiasco qu'avait été le sommet de Nice, qui a encore compliqué davantage les procédures de l'Union», selon des sources proches du Parlement européen. La confédération helvétique sera au centre des débats, en tant que «lieu privilégié de bancarisation de liquidités suspectes. L'une des mesures les plus probables sera une demande collective des 12 pays qui vont passer à l'euro en janvier prochain destiné à dissuader les banques suisses spécialisées dans les comptes à numéros de prendre en charge l'afflux de cash que provoquera cette échéance,» selon des milieux proches de l'ambassade de l'UE à Alger Ce sera naturellement la Belgique, en tant que présidente en exercice de l'Union qui sera chargée de présenter la doléance. Un objectif stratégique de ce minisommet visera à disqualifier la Grande-Bretagne en tant que relais des Etats-Unis en Europe, en affaiblissant l'axe naissant Berlin-Londres-Washington. M.Schröeder pourrait marcher avec M.Chirac, pour peu que ce dernier accepte de mettre un peu d'eau dans son vin souverainiste, en rapprochant sa politique européenne des thèses fédéralistes allemandes. «Mais l'échéance électorale de 2002, et la faiblesse des chances de M.Chirac pour un second mandat font que les Allemands n'attendent pas grand-chose, quoi que promette le président français. C'est pour cela que le chef du gouvernement, M.Jospin, est associé, en tant que favori aux prochaines présidentielles,» soutiennent des observateurs avertis de la politique française. C'est dire aussi qu'à «quelques mois des présidentielles, M.Jospin ne tient pas à hériter d'un cadeau empoisonné que pourrait lui léguer M.Chirac,» ajoutent les mêmes sources. En fait, le rapprochement franco-allemand, dans cette conjoncture particulière, pourrait relancer l'Europe, en tant que pendant à la puissance hégémonique des Etats-Unis, permettant ainsi aux pays émergents de naviguer entre deux repères. Depuis quelques semaines, l'euro grignote des points face aux principales monnaies, et la dernière cotation de mercredi le donne presque en parité avec le dollar, avec un léger avantage pour l'euro (+0,9). C'est ainsi que se vérifie encore le déterminisme en dernière instance de l'infrastructure.