Prix Goncourt 2005 pour son livre Trois jours chez ma mère, François Weyergans a séjourné à Alger, du 16 au 19 juin 2007, à l'invitation des Editions Sedia, avec le soutien du journal L'Expression, à l'occasion de la réédition en Algérie de cet ouvrage (Voir L'Expression de mercredi 13, vendredi 15 samedi 16 et lundi 18 juin 2007). C'est dans le magnifique jardin, propice à l'échange, à la réflexion libre, poétique et vagabonde de l'hôtel El Djazaïr, que l'entretien s'est déroulé entre les deux écrivains, samedi 16 juin. Kaddour M'Hamsadji a eu en face de lui un François Weyergans d'un très grand jour, parfaitement détendu, spirituel, l'humour toujours vif, l'idée toujours en promenade, la pensée toujours discursive procédant délicieusement par digression, toujours une possibilité pour s'échapper vers des cieux éblouissants. Un vrai spectacle d'intelligence et de bon sens retrouvé dans une vie qui dispute beaucoup et que l'on dispute beaucoup. Aussi, est-il bon d'avertir qu'il est plutôt recommandé d'écouter François Weyergans parler que de recueillir par écrit ce que l'on croit qu'il dit...L'entretien n'en finit pas de se poursuivre, de revenir au tout début, de repartir, de se répéter avec d'autres moyens d'expression: une symphonie fantastique...Dans ce qui suit, espérons que nos lecteurs retrouveront quelque peu de l'essentiel de l'entretien et qu'ils iront vers le livre pour se faire une idée personnelle de Trois jours chez ma mère. L'EXPRESSION: Avant de commencer notre entretien, Monsieur François Weyergans, est-ce comme ça que l'on prononce votre nom?... FRANÇOIS WEYERGANS:...Oui, ça, c'est moi. Oui, je me reconnais... (Sourire flatteur partagé)...Bien, permettez-moi de vous remercier d'avoir fait ce voyage jusqu'à nous et de vous souhaiter une confraternelle bienvenue. Merci beaucoup. Je vais vous poser quelques questions qui sont un peu longues, mais c'est pour situer quelque peu, j'allais dire cette rencontre... Oui, oui, oui... Monsieu François Weyergans, votre livre, Trois jours chez ma mère (Prix Goncourt 2005), a élargi considérablement, partout dans le monde, le déjà immense cercle de vos lecteurs francophones... ...oui, ça c'est vrai... ...À la suite de cet événement littéraire, sans doute, des Algériens qui ont une certaine prédilection pour la littérature française n'ont pas manqué de lire votre ouvrage que je trouve, personnellement, moi qui suis loin du parisianisme de salon, fort bon, car il invite à la réflexion. Et puis, deux ans, presque jour pour jour, voici que Trois jours chez ma mère est heureusement réédité chez nous, en Algérie, par les Editions Sedia... ... J'en suis très fier de le savoir. Aussi, quand mon éditeur Grasset m'a téléphoné pour me dire qu'il y a une proposition d'Algérie, qu'est-ce que tu en penses, toi? J'ai dit, il ne faut pas réfléchir, il faut y aller tout de suite. C'est très courageux, parce que c'est vachement bien. Au lieu de vendre les livres français, en France...Il faut plutôt les imprimer ici, c'est bien; il y a d'autres maquettes. Le livre aura une autre maquette. Moi j'attache beaucoup d'importance à l'objet livre. J'aime un livre, La Chartreuse de Parme de Stendhal. J'en ai au moins quatorze éditions différentes. Chaque fois que j'en vois un, je l'achète. Parfois quand on lit le même livre, ce n'est pas la même pagination ou ce n'est pas le même caractère; on a un autre sentiment... Donc, sûrement, avec ce livre, vous allez séduire de très nombreux lecteurs algériens... Voilà, j'espère, j'espère. Séduire, c'est la grande question: est-ce qu'il vaut mieux être séduit ou séduire?... ...Vous savez, on se met devant une glace et on se regarde (gros rires prolongés des deux écrivains très complices)... Alors, pour vos lecteurs d'ici, quel est votre premier sentiment, en ce moment même, alors que vous venez tout juste d'arriver à Alger? (Il réfléchit, hésite). Attendez...J'ai un sentiment de...de...C'est la première fois de ma vie que je viens en Algérie. Je connais le Maghreb géographiquement, je connais un peu le Maroc, un peu la Tunisie, et j'avais très envie de venir en Algérie. Mais j'ai préféré venir au pays avec un peu de travail. Je n'aime pas trop le tourisme, parce que dans le tourisme, on ne rencontre personne...Et là, en une heure de temps, je ne suis pas du tout dépaysé. Je me suis toujours intéressé à toute l'histoire du monde arabe, à la façon dont l'Europe, à mon avis, est très très redevable à plein de points de vue... ...La première image que vous avez vue de l'Algérie, qu'elle est-elle?... (En se tournant vers la directrice générale des Editions Sedia et la désignant) C'est elle! Et puis, en plus, c'est la première fois de ma vie, vous savez, j'ai pris plusieurs avions dans ma vie, c'est la première fois que quelqu'un est venu m'attendre en ayant franchi le barrage de la police et de la douane. C'est la première fois, ça sera dans mon prochain roman... ...Dans ce cas, dans mon pays, on dit «Yâ Salâm!» Oh! quelle félicité! Oh! que c'est grandiose!... ...Oui, oui, yâ salâm!...Voilà...Quand je l'ai vue, je me suis dis voilà peut-être la directrice de l'aéroport, mais elle m'a paru un peu trop chic, elle s'est parée d'un superbe costume. Je la vois un peu loin, j'ai dit c'est quoi tout ça, qu'est-ce qu'elle fait là, et (désignant la directrice des Editions Sedia) c'était elle! Voilà. On va passer à une toute autre question. (Weyergans regardant les belles fleurs du jardin.) Il y a des fleurs dont je ne connais pas les noms... ...Vous allez prendre le temps de les connaître... J'espère. Si j'ai un visa de plus de cinq jours... ...On pourrait prolonger votre visa si vous le souhaitez....Bien. Alors, la critique littéraire en France a beaucoup dit -et si j'ose ajouter- et non dit, à propos de Trois jours chez ma mère, tout spécialement sur la longue période d'attente de la parution d'un livre promis chaque année à votre éditeur et, par un phénomène de procrastination, vous auriez entretenu un suspense, je dirais, une torture morale infligée à votre éditeur, mais également à vos lecteurs admirateurs,... ... Et aussi à moi-même... ...Ajoutons donc ça, - n'est-ce pas là une coquetterie d'écrivain déjà célèbre? Qu'en est-il au vrai? Pas du tout. (Hésitation). Beaucoup de monde attendait ce livre... ... Oui, oui, oui...Mais je l'attendais moi-même...Non, non,...J'en ai souffert de ça. Quand je disais le livre est fini, il va paraître, je pensais que j'avais fini...Il n'était pas fini, évidemment. La grande question, c'est...Quand je dis, un jour, à un ami psychanalyste, il faut que je finisse mon livre, il me répond est-ce que tu l'as commencé? C'est une excellente réponse, non?...En annonçant qu'il allait paraître, ça me forçait un peu à y travailler... Mais qu'est-ce qui, au vrai, vous a retenu, j'allais dire empêché de... ...D'écrire...Mais au vrai, j'écris tout le temps un peu. Ecrire n'est pas difficile, j'ai même un peu de métier; s'il le faut, je peux écrire dix pages dans la nuit, après, ça peut être bon ou mauvais, mais on peut écrire. Si demain, on me demande un article, je le ferai à l'heure,... Parce que c'est différent... ...C'est différent, vous avez raison. Ce n'est pas les mêmes mécanismes mentaux...Le vrai, c'est que...Il faut avouer que c'est très difficile d'écrire. J'essaie de faire des choses très compliquées à mes yeux... Mais sept ans séparent Trois jours chez ma mère du livre précédent... Non, pas sept ans. Cinq ans... Ah! bon. Cinq ans?... ...Cinq ans. J'ai commencé à l'annoncer en 2000 et il est sorti en 2005. Je n'ai pas travaillé tous les jours. J'ai fait autre chose aussi. J'ai un peu vécu...Je ne sais plus quel été, j'ai rencontré une fille qui me fait l'honneur de s'intéresser de très près à moi, je me suis dis entre passer l'été avec elle ou faire mon livre, je préfère passer l'été avec elle quand même, et puis le livre, on verra après. Donc cette histoire était réglée. Et puis après, j'ai repris le livre. Non, mais il y a...Il y a ce qui est difficile à faire...Ce que j'ai essayé de faire, ça ne se voit pas trop. Mais j'ai essayé de faire des petites choses, pour moi très utiles, des petites choses très difficiles à faire. C'est très difficile d'avoir l'air facile, vous savez?... Vous structurez, vous faites du montage... ...Je fais du montage. Quand je me relis, je me dis, ce n'est pas possible. J'ai fait ça pendant cinq ans... C'est le réalisateur que vous êtes aussi qui réapparaît de temps à autre... ...Oui, oui, oui, ça se lie facilement. Mais je me dis comment, quand moi j'ai mis cinq ans pour faire ça, on peut faire tout ça en trois semaines, ce n'est pas vrai. C'est comme les ouvriers, plutôt les artisans, j'en ai vu en Asie qui passent de la laque sur un meuble. Ils passent une couche de laque, ils laissent reposer quatre ou cinq mois avant de passer une deuxième couche de laque. Ils laissent reposer, puis ils passent une troisième couche. On dit le bois va bouger. Il faut un an, un an et demi pour vous faire une simple table, quoi!...Et puis, il y a l'inhibition aussi...J'ai été chercher le sujet parce que j'ai trouvé le titre «Trois jours chez ma mère», avant. Au début, ce ne devait pas être du tout un livre sur la mère; au début c'était le fils qui allait chez sa mère et qui vivait la nuit et qui fouillait dans la maison, qui trouvait des vieilles lettres, c'est plutôt un livre de souvenirs du fils. Mais au fur et à mesure que je ne terminais pas le livre et que j'annonçais le titre, j'ai vu que les gens qui en parlaient; ils s'attendaient à ce que le livre soit sur la mère, et la mère s'est imposée presque, à cause du titre. Je me suis dit bon, ils attendent tous un livre sur la mère, donc je vais leur donner ça. Ils attendent ça! C'est un point très intéressant, je pense pour les lecteurs algériens, Trois jours chez ma mère, pourquoi «trois» jours, pourquoi «ma mère»?... ...Oui, oui, oui...Vous en avez déjà parlé dans votre article (Voir L'Expression de mercredi 13 juin, Le Temps de lire). J'avais déjà écrit avant un livre sur le père qui est un livre plus classique, il y a des gens qui préfèrent ça...Moi ça m'agace...Pour ma mère c'est un peu plus que ça. C'est construit de façon un peu plus kaléidoscopique, en zigzag, et moi je trouve ça plus audacieux... Pourquoi «trois» jours?... ...Mais parce que ça m'est venu spontanément «trois jours». Parce que «trois» est un chiffre presque sacré... Ah!...Chez nous, eu égard à un aspect de notre culture, c'est un nombre sacré... Oui, je l'ai lu dans votre article...Oui, quand vous regardez l'art roman, il y a des trilobes,... C'est dans l'architecture française médiévale, l'arc trilobé, suivant la forme du trèfle... ...Oui, oui, oui, dans l'art gothique aussi...Dans Proust, les phrases sont faites en trois périodes. Moi si je mets un adjectif, j'en mets un ou trois, avec deux adjectifs, ce n'est pas bien...On dit aujourd'hui, n'est-ce pas, elle est belle et séduisante; ça me paraît un peu court. Ou bien elle est belle ou bien elle est séduisante; ou bien elle est belle, séduisante et émouvante...Le «trois» est un chiffre qui escamote le vrai, parce qu'on dit «J'ai passé trois jours». (Sourire) Moi, je vais passer «trois jours» à Alger, d'ailleurs. Trois jours ça tombe comme ça. (Weyergans s'engage de nouveau dans de longues digressions, toutes merveilleuses. Par exemple, celle-ci qui n'est pas forcément la meilleure: dans une longue digression sur une rencontre avec un professeur d'université de Taipei, qui a fait, à ses étudiants, l'éloge de l'écrivain Weyergans, affirmant que ce dernier a introduit une nouvelle morale pour avoir décrit dans son livre un jeune homme regardant, sans broncher, sa mère boire de l'alcool dans un bar à quatre heures du matin et se laisser draguer par un homme qu'elle ne connaissait pas. L'indifférence du jeune homme a été considérée par le professeur, qui se référait au mythe confucéen comme étant une marque de respect pour la mère. «Là, à Taiwan, dit Weyergans, c'est toute une histoire. On ne touche pas à la mère. Après, j'ai vu un article très élogieux. Du coup, ajoute-t-il avec un sourire que l'on peut imaginer aisément, je devenais presque une espèce de nouveau moraliste que je ne suis pas du tout.» L'entretien se poursuit. D'autres questions sont posées; toutes les réponses sont intéressantes, et toujours sous l'effet d'une pensée en mouvement perpétuel, en «kaléidoscope». À propos de la structure qui rappelle celle d'un certain écrivain anglais Laurence Sterne (1713-1768) né en Irlande, auteur de La Vie et les opinions de Tristan Shandy (1759-1767) et du Voyage sentimental (1768) qui, en passant, ont exercé sur Diderot une influence certaine, Weyergans précise: «C'est moi qui l'ai dit le premier. Ceux à qui j'ai parlé de ça en France, ils ne savaient même pas qui était Laurence Sterne pratiquement. C'est moi qui leur ai expliqué qui c'était...Ce qui m'intéresse c'est que l'oeuvre majeure de Sterne est très connue par tous les écrivains anglo-saxons; elle est étudiée dans les écoles.») Votre ouvrage est très riche, il porte sur des bouts de récits, des réminiscences, des digressions, des souvenirs et des associations d'idées, le tout agrémenté de voyages et de rencontres avec le beau sexe, et il invite à réfléchir vraiment. Ah! oui. J'essaie. C'est pourquoi, ça prend du temps. Parce que, quand on veut essayer de mettre un peu des pensées en dessous des phrases, ça prend vraiment du temps, sinon on est narratif. C'est bien d'être aussi narratif. Mais bon, tout le monde l'est. Alors pourquoi...Narratif, il faut raconter une histoire. Mais là, dans mon livre, il n'y a pas une grande histoire, je n'osais pas...faire de la narration. Il y a un travail de recherche d'idées, de situations et surtout d'écriture et de construction...La fin de Trois jours chez ma mère, mérite une explication de l'auteur. La fin, je l'avais depuis le début. La fin, je savais que la mère serait mourante à l'hôpital. Je me suis dit pour rendre cette femme émouvante, il faut qu'on sache qui c'est, il faut qu'on sache qui est en cause. Donc, il faut remonter en arrière. Il faut la montrer plus jeune, sa famille, son fils, tout ça pour arriver à la fin. Beaucoup m'ont dit que la fin est très éprouvante. Et en plus, il ne fallait pas qu'elle meure, c'est une résurrection laïque. Je me suis posé la question technique comme romancier: est-ce que je la fais mourir? Pourquoi pas, dans le roman, on l'a installée à l'hôpital, elle peut mourir aussi. Et puis je me suis dit: ça me foutrait tout le roman en l'air. Ce serait une fin un peu attendue, un peu banale, un peu classique. Elle s'en sort après, mais on ne sait pas ce qui va se passer, après. Votre livre aborde, parmi d'autres thèmes, celui de l'amour filial. Dans notre pays, nous sommes très attachés à l'amour que nous devons à nos parents, à la mère plus spécialement, et peut-être plus que dans d'autres pays. Je me demande pourquoi vous n'avez pas accordé une place beaucoup plus importante, je dirais plus intime ou intimiste à la mère et aux femmes, d'ailleurs, dont vous parlez. Excusez-moi, vos personnages manquent peut-être d'épaisseur. Par exemple, de la mère, on ne sait que ce que... ...le fils en dit ou le narrateur...Il y a trois narrateurs... Oui, c'est bien ma remarque.... ...Parce qu'on est dans la narration. Ce n'est pas un traité de psychologie... Oui, certainement. Mais dans ce que dit la mère elle-même... Elle dit des choses pas mal...Ça va vite. Mais vers la fin, quand elle dit, quand même, que, de maladie en maladie qu'elle a à son âge, la seule guérison ce sera la mort, alors ça c'est assez costaud comme phrase... ...Vous jouez là avec le lecteur. Pourtant la relation de votre personnage François avec sa mère et avec les femmes qu'il a aimées pourrait laisser le lecteur dans une sorte d'ambiguïté de lecture. Je pense aux femmes que vos auteurs -je préfère dire vos auteurs qui sont les narrateurs dans votre livre- rencontrent, séduisent et abandonnent pour ainsi dire. Quel est leur avenir? Ils les laissent à leur désespoir comme actuellement dans pas mal de pays en Europe, et ça commence chez nous, les vieux, eh bien! on les met dans un hospice et les femmes qu'on a séduites, on les abandonne... À mon avis, elles sont bien les femmes abandonnées, enfin elles ne sont pas abandonnées, ce sont des aventures qui se terminent...J'ai voulu montrer un peu de la vie sexuelle et amoureuse du fils qui n'a rien à voir avec sa mère... Je voudrais dire que vous êtes un écrivain désormais universel, un mondialiste, je pense que lorsque vous écrivez vous pensez à vos lecteurs, à tous vos lecteurs, c'est-à-dire à tous ceux qui vont vous lire, dans une autre langue, puisque vos livres sont et seront traduits en plusieurs langues, même en arabe. Alors la fameuse scène du bar dans Trois jours chez ma mère, risque de poser problème, je dirais un problème de conscience, vis-à-vis d'une autre forme de culture totalement différente de tel ou tel lecteur; il faut y aller, mais comment?... ...Oui, oui, oui. On est en train de traduire mon livre en arabe au Caire. Ce n'est pas fini. Eh bien, il faut veiller de toutes les façons possibles à une traduction fidèle. Je vous souhaite un beau succès auprès de vos lecteurs algériens que vous invitez, je pense, d'ores et déjà à passer virtuellement «Trois jours chez [votre] mère», et, dans l'immédiat, je vous souhaite un bon séjour à Alger... Merci.