L'émigration clandestine à l'ouest du pays est en passe de prendre les dimensions d'un phénomène auquel se livrent des nationaux et des étrangers. Les sentiers «harraga» sont très connus. Comment éviter une situation de naufrage? Cette question taraude l'esprit des gendarmes chargés de stopper les embarcations de l'émigration clandestine avant qu'elles prennent le large. La situation fait grincer les dents. Nous nous sommes rendus à Aïn Témouchent et Tlemcen, aux fins d'enquêter particulièrement sur un phénomène qui vient s'ajouter à d'autres maux tout aussi dangereux. De la Colombie de l'ouest à un autre fléau qui semble prendre la forme d'un véritable déferlement vers les côtes espagnoles, via la grande bleue. Dans la tradition des migrants, le processus, hautement clandestin, doit mener vers un débarquement sur l'une des côtes les moins surveillées d'Espagne, à savoir Casa De Rata et San José, dans la province d'Almeria. Cette dernière n'est qu'à quatre heures de navigation du littoral algérien. Lorsqu'on parlait, précédemment de ce fléau, deux hypothèses venaient à l'esprit: réussir le coup ou mourir noyé. C'est-à-dire un semblant d'une aventure qui s'achève, soit par un «happy end», soit par un drame en haute mer. A Aïn Temouchent, nous apprenons qu'une troisième hypothèse est venue bousculer toutes les donnes. L'émigration arnaque, dans le sens propre du terme qui veut dire tout simplement une affaire tombée à l'eau, à la suite d'un coup d'arnaque, dont les migrants postulants sont souvent victimes. C'est une nouvelle tendance qui se situe désormais au-dessus des autres hypothèses traditionnellement connues. Dans chaque affaire traitée par les services de la Gendarmerie nationale, une équation à plusieurs inconnues. 85% des candidats à l'émigration clandestine, à Aïn Témouchent, sont étrangers à la wilaya. Ils viennent souvent des wilayas d'Alger, de Relizane, de Chlef et aussi d'autres régions. Huit Egyptiens qui s'apprêtaient à prendre le large ont été arrêtés récemment par la police. Sur le sol algérien, environ 600 Marocains ont été également arrêtés depuis janvier dernier ainsi que des Pakistanais et autres migrants clandestins, y compris des Malgaches. Nous sommes véritablement au coeur d'un phénomène à plusieurs facettes mais qui n'a surtout pas révélé encore l'ensemble de ses secrets. Le cas des émigrants marocains est simple. Ils parviennent à franchir la frontière algérienne en empruntant des passages dérobés. Selon d'autres témoignages, «des promoteurs immobiliers algériens ont tendance à recruter des Marocains». Toutefois, le secret demeure intact sur le cas des Pakistanais, des Malgaches et des Egyptiens. Une certitude: l'émigration clandestine à l'ouest du pays est en passe de prendre la forme d'un phénomène auquel se livrent des nationaux et des étrangers. Les sentiers des «harraga» sont en fait très connus. Se référant à des informations et écrits que détiennent les services de la police judiciaire, les points de départ des migrants en partance vers l'Espagne sont environ une vingtaine. Il s'agit surtout de Cap Falcon, Caralaz, Cristel et Nedjma sur la côte oranaise, Sassel, le port de Bouzedjar, El Ouardania, Terga, El Hillel, Madagh, Rechgoune, Beni Saf sur la côte témouchentoise. En face, sur la rive nord de la Méditerranée, les ports de débarquement sont surtout Cabo De Gata et San José. Durant l'année 2006, selon des informations qui nous ont été fournies par les services de la Gendarmerie nationale, 714 Algériens ont été interceptés au large et/ou sur la terre ibérique. A en croire Aïdaoui Réda Abdelhamid, commandant du groupement de la Gendarmerie nationale à Aïn Témouchent, la courbe est depuis quelque temps de tendance descendante. La nouveauté, cette année, est la rentrée en scène de migrants étrangers. A entendre notre interlocuteur, le colonel Aïdaoui Réda Abdelhamid, la ville de Aïn Témouchent abrite surtout les réseaux des commanditaires et des organisateurs. Les candidats à la traversée de la mer sont quant à eux recrutés des régions avoisinantes, autrement dit du centre du pays. C'est le maillon invisible de la chaîne. Le financement et l'organisation se font dans la parfaite clandestinité. Les candidats à l'émigration camouflée n'ont surtout aucune chance de connaître la tête pensante de l'affaire. C'est pourquoi plusieurs traversées s'achèvent sur une arnaque. Nous nous sommes rendus sur les lieux de départ, à Terga surtout, et Oued Halouf: les jeunes, à l'esprit papillon, occupent le moindre mètre carré. Les vagues meurent sur les plages, apportant mille et une tristesses sur la traversée de la mort. Le mode opératoire Sur les lieux, nous avons pu avoir un certain nombre d'informations et des témoignages, retraçant l'itinéraire des migrants, la constitution des embarcations en équipe, homogènes de 10 à 15 individus. Ceux-ci sont recrutés de diverses wilayas. L'âge varie souvent entre 18 et 35 ans. Une fois le groupe constitué, une nouvelle opération, qui se fait de bouche à oreille, consiste en le versement d'une somme de 400.000 à 800.000 dinars par les candidats. Ce montant est destiné à l'achat d'une embarcation auprès d'un pêcheur. Ce moyen léger de navigation doit être équipé d'un GPS ou d'une boussole. Sans meneur de locomotive, les migrants doivent garder en tête les coordonnées du point de débarquement. Les GPS et les boussoles sont souvent pointés sur Cabo De Gata, un endroit inaccessible et le moins surveillé par la garde espagnole. Une fois tous les préparatifs effectués, les émigrants, à en croire les enquêteurs de la Gendarmerie nationale, se font transporter par véhicules jusqu'à un endroit isolé et non surveillé sur les plages particulièrement ciblées. Les migrants, d'après leurs témoignages, sont souvent accompagnés de commanditaires ou de complices, mais seulement jusqu'au point de départ. Un détail de taille révélé par les autorités espagnoles: la distinction entre Algériens et Marocains est facile celle-ci est faite à partir de la nature des moyens de transport utilisés par les migrants. Le moyen de navigation des Marocains est constitué souvent de vieilles embarcations en bois tandis que celles utilisées par les Algériens sont plus récentes et fabriquées en polystère. Pourquoi? L'acquisition de telles embarcations s'inscrit dans le cadre des projets de pêche financés par l'Etat, le matériel acquis semble petit à petit détourné de sa vocation originelle et orienté, contre toute logique, vers des activités liées au crime organisé à l'instar de l'émigration clandestine. A partir des informations des gardes-côtes et des enquêtes menées par les services de la Gendarmerie nationale, le chemin de navigation des clandestins a été enfin retracé. L'itinéraire des émigrants s'effectue en deux phases. La première démarre du point d'embarquement au couloir de navigation des navires, soit environ deux heures. La seconde étape relie ce couloir de navigation des bateaux aux plages et criques de Cabo De Gata et San José, dans la province d'Almeria. Par ailleurs, le choix de ce nouveau «couloir de passage» n'est pas fortuit, mais obéit à une logique bien étudiée. La seule hypothèse plausible est celle liée au fait que la bande côtière retenue pour le débarquement reste la moins contrôlée. Elle n'est tout simplement pas couverte par le programme espagnol de surveillance des frontières (Siye). Ainsi, depuis le renforcement du contrôle au niveau du détroit de Gibraltar, il devenait de plus en plus difficile pour les émigrants clandestins de débarquer sur la rive nord de la Méditerranée. Ces derniers se sont, de facto rabattus sur la partie orientale (sud-est des côtes espagnoles) à partir de leur point de départ en Algérie. Selon les témoignages de certains émigrants arrêtés, certains chalutiers espagnols opérant dans les eaux territoriales algériennes s'adonneraient au trafic d'immigrants en offrant leurs services à ces derniers contre une rémunération qui varie entre 100.000 et 180.000 dinars pour les conduire jusqu'aux côtes espagnoles. Des quantités de carburants de 7 à 9 jerricans sont transportés à bord des embarcations pour les besoins de la traversée. «Le départ s'effectue traditionnellement la nuit pour rejoindre l'Espagne après une traversée de 12 à 15 heures», explique le commandant du groupement de la Gendarmerie nationale de Aïn Temouchent. Depuis le début de l'année en cours, les services relevant de ce groupement ont traité quatre affaires d'émigration irrégulière et ont arrêté 88 individus. Les malchanceux interceptés par les Espagnols ont tendance à cacher leur identité. D'autres essayent de se faire passer pour des ressortissants irakiens, palestiniens et/ou tunisiens de crainte d'être renvoyés vers l'Algérie, à entendre certaines informations. D'autres informations provenant de sources fiables laissent supposer qu'il existerait des filières organisées. Celles-ci prennent en charge et facilitent le passage d'émigrants clandestins à partir de nos côtes vers l'Espagne. Cette facilitation coûte à chaque individu 3000 euros, avec une complicité qui reste à découvrir de la part des patrons pêcheurs algériens et espagnols. Tant de casse-tête A l'ouest du pays, l'alerte est déclenchée. Une chose est sûre: des mesures à caractère social doivent être prises au niveau des régions touchées par le fléau de l'émigration clandestine. Une politique accrue contre le chômage et l'exclusion sociale doit être mise en oeuvre. Les services de la Gendarmerie nationale, désormais sur plusieurs fronts, ont décidément du pain sur la planche. Bien que le système de contrôle et de surveillance est renforcé sur le littoral ouest, la politique de proximité fait défaut de la part des autres autorités, car bon gré, mal gré, les aventures à haut risque des «harraga» ne sont sans le moindre doute pas l'effet du hasard. Il n'y a point de fumée sans feu. En ce qui concerne la Gendarmerie nationale, il est envisagé, à court terme, la création de brigades maritimes en complément du travail des gardes-côtes chargés quant à eux d'une action de surveillance en haute mer. En outre, le colonel Aïdaoui Réda Abdelhamid nous a expliqué également que des instructions formelles ont été données aux unités de la Gendarmerie nationale aux fins de renforcer la surveillance et la vigilance autour des zones sensibles mais surtout d'engager tous les moyens pour essayer coûte que coûte de «remonter au maximum jusqu'aux personnes susceptibles d'être à la tête du réseau». Sur un autre front, une lutte sans merci et sans répit est menée contre les réseaux de trafic de drogue. Nous apprenons sur place que quatre barons de la drogue sont activement recherchés à Aïn Témouchent. «L'on s'est basé sur le renseignement», nous indique notre interlocuteur qui souligne que «toute piste est susceptible de mener vers la grosse affaire». Le trafic de drogue à l'Ouest a pris des proportions très inquiétantes. Dans la wilaya de Aïn Témouchent seulement 3,2 tonnes de kif traité ont été saisies depuis novembre 2006 à nos jours. Depuis janvier, 700 kg de kif ont été aussi saisis en mer. Les contrebandiers développent des méthodes très inquiétantes. Exemple: un chalutier d'origine marocaine contenant 1700 kg de kif a été intercepté par les gardes-côtes durant l'année en cours. «La plupart des renseignements proviennent du Maroc, particulièrement d'Oujda», indique-t-on également. Il est évident que l'Algérie est victime de son voisinage. Une question: n'est-il pas temps de mettre le paquet du tout-sécuritaire sur la région de l'ouest? Le risque est gros surtout lorsqu'on sait que le trafic de drogue est lié au trafic d'armes. Autrement dit, l'argent du terrorisme peut provenir de la «contrebande», c'est-à-dire qu'il est lié directement au trafic de drogue. Cette conclusion est rendue évidente. Mais d'autres secrets sont encore à éclaircir dans une région rongée par plusieurs fléaux.