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Tranches de vie
53E ANNIVERSAIRE DU DECLENCHEMENT DE LA REVOLUTION ALGER AVANT L'INDEPENDANCE
Publié dans L'Expression le 01 - 11 - 2007

Quand on déambule dans les rues d'Alger en 2007 avec le privilège d'avoir vécu dans cette même capitale avant l'Indépendance, on plonge, sans s'en rendre compte, dans des souvenirs. Extraits...
A la veille de l'Indépendance, il y a 45 ans, Alger comptait 1 million d'habitants. 900.000 étaient des colons qui ont donc quitté brutalement l'Algérie sur ordre de l'OAS (Organisation armée secrète) avec l'objectif évident de paralyser le pays. Objectif plus connu par «la politique de la terre brûlée». Il ne restait donc plus, aux premiers jours de l'Indépendance, dans la capitale, que 100.000 habitants algériens-musulmans. Ces 100.000 Algériens-musulmans établis dans la capitale provenaient essentiellement de Jijel, de Biskra, du M'zab, de kabylie et, dans une moindre mesure, de Tlemcen. Chaque groupe occupait un espace délimité et des tâches spécifiques. Les gens de Jijel étaient pour la plupart des boulangers et résidaient sur les hauteurs d'Alger comme La Redoute (El-Mouradia) et Clos Salembier (El-Madania). Ceux de Biskra vivaient dans la Casbah et assuraient la livraison d'eau dans les maisons et autres hammams. Les Kabyles, de loin les plus nombreux, s'occupaient avec les gens venus du M'zab d'alimentation générale. Quant aux gens de Tlemcen qui se regroupaient volontairement avec les Kourouglis, on les retrouvait surtout à Saint-Eugène (Bologhine). Durant la colonisation, ces 100.000 Algériens connaissaient le même triste sort: vivre au jour le jour. De ne pas savoir si le lendemain ils auraient ou non à manger. L'expression «ah-yni lyoum ou k'telni ghoudoua» (littéralement: sauve-moi aujourd'hui et tue-moi demain), qui donnait toute la dimension de l'avenir sur lequel pouvaient se projeter les Algériens, était sur toutes les lèvres pour toute acquisition alimentaire ou vestimentaire. Car il ne pouvait y avoir d'autres acquisitions à part se nourrir et se vêtir. C'était le seul souci de ces braves gens. Comment survivre? A part une poignée de familles largement connues de tous comme les Tamzali, les Bentchicou, les Bengana, les Hamoud Boualem, les Sator, les Hafiz, et peut-être deux ou trois autres qu'on oublie et qui vivaient bourgeoisement. Tous les autres, c'est-à-dire 99.900, vivaient dans la précarité la plus totale. «Maaândhoumche âchâte lila» (ils n'ont même pas de quoi dîner une fois) se répétaient-ils entre eux sur fond de sincérité que savent avoir seulement les humbles. Oh, il est vrai qu'une autre poignée de chanceux étaient des fonctionnaires qui, au Gouvernement général (l'actuel Palais du gouvernement) comme appariteurs ou hommes de peine, qui, à la Régie des transports urbains (RDTA) pour les lignes traversant les quartiers populaires où vivaient leurs compatriotes. Des chanceux qui avaient cet avantage d'avoir un salaire mensuel assuré. Les autres, tous les autres, étaient ce qu'on appelait à l'époque des journaliers. Ils décrochaient, pas tous les jours, un emploi pour la journée soit aux docks, soit sur les chantiers, soit aux halles et étaient payés à la fin de la journée. Sans aucune garantie de retrouver le même travail le lendemain. Ils étaient néanmoins fiers, à la fin de la journée, de rentrer chez eux les bras pleins de victuailles de première nécessité (huile, pain, lait, pomme de terre...) grâce à la paie de la journée. D'ailleurs, l'expression «el khoubza» est restée jusqu'à ce jour pour désigner le poste de travail.
Didouche Mourad
Pour rester dans le pain, il faut savoir que le chahid Didouche Mourad tenait souvent la boulangerie familiale à la rue des Mimosas (à El-Mouradia). Tout le monde savait que lorsque c'était lui qui était derrière le comptoir, ceux qui n'avaient pas de quoi payer repartaient quand même avec leur pain offert gratuitement par Didouche Mourad qui connaissait parfaitement la misère dans laquelle vivait le peuple.
Une misère qui décima la population lors de la grippe asiatique en 1956. Une épidémie contre laquelle ceux qui ont été atteints n'avaient d'autres recours que de s'allonger et de s'en remettre à la sélection naturelle. Tout au plus, avaient-ils quelques recettes de grand-mère qui consistaient à casser la tirelire pour se faire un bouillon de poulet. En fait, se donner des calories pour espérer tenir et laisser le temps aux défenses immunitaires d'éviter le passage à trépas. Ni médecin ni médicament pour sauver sa peau sans argent. Le seul médecin vers qui se tournaient tous les Algérois était cet herboriste installé à Belcourt (Belouizdad) avant de déménager à Birkhadem. On l'appelait respectueusement «Tbib Lakhdar». Il avait des herbes pour toutes les maladies. Et lorsque quelqu'un décédait malgré tout, sa notoriété n'était jamais remise en cause. C'était toujours le mektoub.
Ni médecin, disions-nous, ni dentiste. Mis à part les adeptes de la mode des dents en or qui tenait plus du complexe du démuni que de tout autre chose et dont ceux qui en étaient atteints se privaient de l'essentiel pour se faire une canine ou toute une rangée à 18 carats, l'Algérien qui souffrait de caries dentaires n'avait de choix que le coiffeur du coin qui était par la même occasion arracheur de dents. On le reconnaissait à sa vitrine remplie de dents. Tout le système de santé publique des Algérois reposait sur «Tbib Lakhdar» et le coiffeur tout à la fois «dentiste» et «chirurgien» pour la circoncision des enfants. L'espérance de vie était de 45 ans. C'est suffisamment éloquent. Toutes les agressions bactériennes trouvaient un terrain favorable parmi une population pour laquelle une alimentation pour se maintenir en vie relevait de l'exploit. L'approvisionnement des Algériens chez l'épicier était révélateur quand on sait qu'une famille de plusieurs personnes ne pouvait acheter à la fois qu'un demi-litre de lait, un quart d'huile et un oeuf. Révélateurs aussi ces plats comme la tchekhtchoukha (à ne pas confondre avec celle de Biskra) faite de pain sec trempé dans un bouillon de chorba, sans viande, il en va de soi. Ou ces sandwichs enduits d'un peu d'huile avant d'être saupoudrés de sucre. Ou encore ces cornets de poix chiches au cumin et cuits dans l'eau qu'on achète pour calmer la faim.
Même les jeux des enfants étaient en conformité avec cet état de misère. Rien n'était acheté, tout était récupéré. Le jeu des osselets était demandé au boucher et le jeu des noyaux ne revenait qu'à la saison des abricots. Entre-temps, les enfants pouvaient se fabriquer des carrioles avec des roulements à billes que les mécaniciens jetaient.
Les «Fatma»
Face à cet univers de privations se dressait avec insolence la vie d'abondance de la communauté des colons. Bien que les quartiers des uns et des autres étaient séparés, il était des moments plus durs à supporter que d'autres. Les fêtes de fin d'année par exemple. A voir tous leurs enfants exhiber dans la rue leurs nouveaux jouets, tout être humain normalement constitué ne pouvait que se dresser contre une telle injustice qui frappe les enfants des «Arabes» comme ils nous appelaient. Ou les «Moukhammed» quand ils appelaient leurs ouvriers, ou encore les «Fatma» pour désigner les Algériennes qu'ils employaient à faire le ménage. Les seules Algériennes à s'aventurer dans les quartiers «européens» sans risque d'être interpellées et emmenées au poste de police.
D'une part, parce qu'aucune femme algérienne ne sortait dans la rue sauf ces pauvres femmes de ménage, ombres furtives et voilées qu'on ne pouvait apercevoir d'ailleurs que dans les quartiers des colons où elles allaient travailler. Si, par malheur, un «Arabe» s'aventurait à la rue Michelet (Didouche Mourad) ou la rue d'Isly (Larbi Ben M'hidi), il avait de fortes chances de finir au commissariat pour au moins une vérification d'identité et, avec un peu de malchance, musclée et surtout humiliante et très menaçante. Tout est fait pour que l'Algérien pris ainsi ne se hasarde plus à revenir dans ces mêmes lieux.
C'étaient là des fragments de vie dans la capitale sous l'occupation. Ailleurs, dans le reste du pays, la situation vécue par nos compatriotes était infiniment pire. Beaucoup d'entre eux ont rejoint la capitale après l'Indépendance où ils se sont offert une nouvelle vie. Aujourd'hui, 45 ans après, à voir toute cette opulence, toutes ces riches villas, toutes ces luxueuses voitures au bénéfice exclusif des Algériens, il ne faut pas s'égarer et oublier que ces fortunes sont récentes et constituées d'une manière fulgurante. A part les quelques familles bourgeoises que nous avons évoquées plus haut, aucun Algérien en 2007, fût-il le plus riche, n'est de descendance bourgeoise. Contrairement d'ailleurs à ce qu'on peut entendre ici ou là. Le vide mémoriel a entraîné des troubles de la personnalité. Des troubles qui font croire qu'après avoir su amasser l'argent, on peut réussir à se fabriquer une généalogie toute neuve et édulcorée et nier celle, authentique, d'origine où la souffrance du martyre le disputait au vécu de la misère. Voilà où nous avons abouti en l'absence des vrais repères. En l'absence d'une histoire écrite et enseignée à nos enfants.
Une histoire qui aurait été le meilleur traitement contre toutes ces formes de mythomanie auxquelles nous assistons impuissants. Des troubles dont on ne parle pas par méconnaissance ou par fuite des responsabilités. Avant de mourir assassiné, le psychiatre Boucebci avait été le seul à tirer la sonnette d'alarme pour dire le mal qui menaçait les Algériens et de conclure que l'Algérie avait plus besoin de psychiatres que d'économistes. Rien n'a été entrepris contre ce fléau de la dépersonnalisation qui s'étend. A ce rythme, il ne peut qu'engendrer une catastrophe à l'échelle nationale sachant que notre pays a, de tout temps, été la cible de conquérants. Des conquérants qui existent encore même si leurs approches et leurs assauts prennent d'autres formes plus en phase avec le troisième millénaire.
Tous nos dirigeants qui se sont succédé depuis l'Indépendance portent cette lourde responsabilité devant les générations futures.
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