Le magazine mensuel Pièces à conviction, de la chaîne publique française FR3, vient de réconcilier, le temps d'une émission brillamment animée par la resplendissante Elise Lucet, les télévisions de l'Hexagone avec les téléspectateurs algériens. Un grand coup médiatique et un professionnalisme des plus percutants que cette soirée de mercredi qui aura vu défiler de nombreux acteurs, d'un bord comme de l'autre, que la tragédie algérienne, vécue dans sa chair par deux peuples, aura rattrapés. Des témoignages de première main, accablants, parfois très émouvants, lorsqu'ils ne sont pas didactiques permettent de démêler l'écheveau de la genèse à l'origine d'un drame qui continue d'interpeller la mémoire en Algérie, et de raviver les débats sur le passé colonial en France. La teneur de l'émission, son souci de coller à la réalité des faits et à l'objectivité donnent à penser que l'heure est venue d'ouvrir le livre noir du colonialisme. Déjà, dans son édition de juillet-août 2001, Le Monde Diplomatique mettait l'accent sur le fait que ce devoir de mémoire, prenait en France, des accents de confrontation dramatique, en raison, d'abord, de la violence extrême de la Guerre d'indépendance algérienne. Bien sûr, l'émission accorda la part belle à celui par qui le scandale arriva, le général Aussaresses pour ne pas le citer. Un tortionnaire mis mal à l'aise par Elise Lucet qui ne mit pas les gants d'usage pour débusquer les faux-semblants et autant de mensonges quand il ne s'agissait pas tout simplement de reniements. Gégène et torture psychologique Tout juste si le général félon n'avait pas nié l'existence de la pratique de la bête immonde: «L'option prise pour la torture est une exception. Les aveux? On les avait sans sévices, spontanément.» Mais on n'avoue pas comme ça, spontanément, lance, indignée, la présentatrice de l'émission!: «C'est possible. Je reconnais que c'est sur une intuition que se décidait la vie ou la mort d'un de nos prisonniers...» Disant une chose et son contraire, il avoue regretter, cependant qu'il lave ses supérieurs hiérarchiques de tout soupçon, même si au passage il reconnaît avoir régulièrement rendu compte au général Massu, attribuant, par la même occasion, la pratique de la torture à des circonstances (?). Le travail d'investigation menée par l'équipe de Pièces à conviction permet de donner la parole à des militants de la cause nationale. Leurs récits sont accablants. Tour à tour, Abdelkader Amrane, Ali Rabia, Malika Koriche et Abdelkader Djebbari mettent à nu, par moment avec des paroles crues, l'abominable système mis en branle pour avilir la nature humaine et asseoir la négation de la personnalité du peuple dominé. Malika Koriche dira crûment ce que la soldatesque du lieutenant Schmidt, devenu général à l'heure qu'il est, a fait de son vagin et des bouts de ses seins livrés, sans pitié aucune, aux décharges électriques. Bien sûr, le général récuse. Enfonçant davantage le clou, Abdelkader Djebbari révèlera, qu'en plus de la gégène, il y avait une autre forme de torture, psychologique celle-là: «Tu parles, ou on te forcera à faire l'amour avec ta mère ou ta fille.» Quand on ne le menaçait pas tout simplement de violer sa femme en sa présence. Pour la première fois les tabous volent en éclats et la sale guerre est disséquée de manière à porter à la connaissance des téléspectateurs que des cadavres de militants du FLN ont été brûlés dans des fours, comme au temps de l'Allemagne nazie, dans la localité de Zéralda. Ce que confirme Omar Meziani, un ancien de la Zone autonome d'Alger, lui aussi, tout en signalant l'existence de 14 centres de tortures. 584, soutient Elise Lucet qui oriente alors le débat sur les disparus. Leïla Chérif-Zahar témoigne sur l'enlèvement de son mari, un médecin, par les Bérets rouges. Au père de la victime, un notable algérois, Massu dira que le fils était au djebel avec les fellaghas alors qu'un tirailleur apprendra à la famille que le militant est mort sous la torture. L'émission donne la parole ensuite à des journalistes français ayant couvert la Guerre d'Algérie. Jacques Duquesnes du journal La Croix avouera: «On savait que ça se pratiquait, mais pas en tant que système.» Des photos sont portées à sa connaissance. Le doute n'est plus permis. Des journalistes dénoncent, la censure réagit, quand ils ne sont pas tout simplement gardés à vue au niveau de quelques centres opérationnels. Edgar Faure couvre les exécutions sommaires, Monory invite la soldatesque française à n'être l'objet d'aucune hésitation au sol. Le FLN répond à la violence par la violence, alors que le socialiste Guy Mollet, conspué à Alger par les pieds-noirs, tourne le dos définitivement à la paix en nommant, comme gouverneur général, Robert Lacoste, un partisan acharné de l'Algérie française. Le 12 mars 1956, les pouvoirs spéciaux sont votés avec le soutien du Parti communiste français. Roger Boisseau confirme à l'émission ce soutien tout en confiant: «On savait ce qui se passait en Algérie. Interpellé par les ouvriers de chez Renault, j'ai pleuré.» La célèbre avocate Gisèle Halimi, qui a eu à défendre notamment Djamila Boupacha, confirme que les aveux ont été extorqués aux militants du FLN par la pratique de la torture. Guy Mollet nie, au nom du pays des droits de l'Homme où la censure pèse de tout son poids, confie la journaliste Françoise Giroud, alors que André Mandouze purgera deux mois de détention pour avoir dénoncé des exactions. L'assassinat de Maurice Audin Le 12 mars 1956, nous apprend Elise Lucet, les règles républicaines n'ont plus cours. Massu frappe fort. Des femmes et des enfants n'échappent pas, eux-aussi, à la torture. A la suite des dépôts de bombes à L'Otomatic, au Coq Hardi et à la Cafétéria, les parachutistes deviennent des policiers. De nouvelles lois sont votées pour accentuer la répression. Interrogé, le colonel Trinquier, qui passe pour être le théoricien de La Bataille d'Alger, confirme et justifie la pratique de la bête immonde. Des voix s'élèvent, cependant, pour dénoncer la tournure dramatique prise par les événements. En 1957, le général Jacques Paris De Bollardière refuse les nouvelles règles du jeu. Jacques Massu rétorque alors pour les besoins de l'émission: «Je ne le comprends pas. Je n'ai fait qu'exécuter les ordres. La faute incombe principalement au terrorisme urbain qui nous a poussés à sortir de la légalité.» Michèle Hervé abonde dans le même sens. Blessée à la suite de l'explosion de L'Otomatic, dont elle porte encore des traces indélébiles elle lâchera: «On ne se remet jamais de la Guerre d'Algérie.» Les séances de tortures n'étaient, à ses yeux, que de simples interrogatoires. Jacques Massu, Michèle Hervé et l'émission Pièces à conviction ont simplement omis de dire que les attentats de L'Otomatic, du Coq Hardi et de la Cafétéria faisaient suite à la bombe déposée à La Casbah par la Main rouge, une bombe qui a entraîné la mort de dizaines de paisibles citoyens, alors qu'une centaine d'entre eux en portent les stigmates, même de nos jours. Secrétaire général de la Préfecture d'Alger, Paul Teitgen a bien tenté de faire respecter la légalité républicaine, mais en vain... Il aura ces mots très durs à l'attention des tortionnaires et de leurs commanditaires: «Le mépris qu'ils ont d'eux, ils l'appliquaient à leurs victimes.» Le 11 juin 1957, le communiste algérien Maurice Audin est arrêté. Interpellé à son tour le 12 juin, son camarade Henri Alleg confirme que l'infortuné a été torturé. Le docteur Georges Hadjadj, qui avoue avoir donné son nom aux hommes d'Aussaresses à la suite de menaces de viol sur la personne de sa femme, confie que Maurice Audin était encore en vie le 19 juin, date à laquelle il devait être remis à la PJ. Un simulacre d'évasion est alors imaginé, suivi d'une fusillade qui fait croire à l'auteur de La Question, Henri Alleg, que Maurice Audin a été assassiné par balles. Michel Charbonnier confirme cette thèse qu'il tient de son père qui a pourtant avoué, en novembre 1960, à l'historien Jean Vidal-Naquet avoir étranglé Maurice et enterré le corps à Fort l'Empereur, à Alger. Dans Pièces à conviction, il sera aussi question des archives. De la réaction, d'abord du socialiste Lionel Jospin qui, face aux remous occasionnés par les révélations sur la torture, estime qu'il ne s'agit là que de «dévoiements minoritaires». Mais il n'est pas hostile, ajoute-t-il, à ce que les historiens fassent la lumière sur les «dévoiements». Contrairement à son ferme engagement pris le 27 juillet 1997, nous apprend l'historienne Raphaelle Branche dans son livre L'Armée et la torture pendant la Guerre d'Algérie qui paraîtra en octobre prochain, les archives les plus sensibles ne sont toujours pas consultables: «Elles le seront en 2022, soit soixante ans après l'indépendance de l'Algérie.» Elise Lucet et ses Pièces à conviction ont réussi donc à nous réconcilier avec certaines valeurs de la France républicaine. Grâce à un sens pointu de l'objectivité, mais aussi et surtout à un souci cardinal de découvrir pour mieux comprendre cette guerre que la France commence à peine à regarder.