Dès le petit matin, elle tend sa frêle main en implorant les gens du regard. Il pleut sur la ville et la froidure enveloppe la cité, les rues désertes, notamment à l'approche du crépuscule et les boulevards envahis par des foules de passants pressés donnent cette impression que la nuit qui tombe d'un coup, va absorber le monde. Elle est là, depuis le petit matin à tendre sa frêle main en implorant les gens du regard. Quand le froid se fait plus vif, elle se sauve pour un court instant se cacher derrière quelque porte cochère. Elle revient par la suite, ragaillardie, elle tend de nouveau la main. Petite fille frêle et gracile, perdue dans un monceau de haillons d'où s'échappent deux petits pieds nus, plongeant dans d'immenses chaussures éculées, elle quémande l'aumône à longueur de journée. De son pied transi, elle joue avec un palet sur le bout de trottoir où elle se tient quasiment tous les jours pour assurer la pitance des siens, expliquant de sa voix fine et musicale les dures conditions de vie de sa famille. Une mère malade, des petits frères et des petites soeurs qui attendent son retour avec l'espoir qu'elle ramène de quoi manger pour tromper la faim. Le père n'est plus. Elle se rappelle de sa dernière image. Une dernière fois. La dernière. Il était rentré à la maison malade et au bout du rouleau avant de s'éteindre doucement comme se consume une bougie. «La poitrine», la tuberculose, elle sait que c'est le mal qui a emporté son père et qui a atteint aussi sa maman. Elle hait depuis ce mot et ne comprend pas pourquoi on peut mourir, de la «poitrine». Elle tend la main en maugréant ce terme. Elle sait que sa maman lui avait dit de répéter cela pour essayer d'attendrir les gens mais pour elle ce mot signifie le malheur, la perte du père, la maladie de la mère. Elle serre les dents rien qu'en répétant ce mot. Elle n'aime pas l'hiver. Il fait froid. Elle ne sait que faire pour réchauffer quelque peu ses membres gelés. Souvent le boulanger du coin lui met doucement dans sa menotte un petit pain tout chaud dont elle croque avec avidité un petit morceau. Le reste est gardé dans un sac. «Ce sera pour mes soeurs et frères» dit-elle. Une pièce tombe dans l'escarcelle qu'elle a placée devant elle. Elle s'en saisit prestement et la glisse dans une poche avant que les mauvais garçons ne s'en aperçoivent et ne l'en dessaisissent. A la fin de la journée, on la trouve encore à ce poste; elle espère que les retardataires lui donnent quelque chose comme chaque soir qui, une pomme, qui une orange qui une poire. Elle sait que sa plus petite soeur attend cette friandise, aussi elle supporte la morsure du froid. Elle aura encore une demi-heure à patienter avant de rentrer chez elle. Chez elle, c'est un bien grand mot. Un gourbi construit à la hâte près d'Oued Aïssi et qui, malgré tout, est douillet car réchauffé par l'amour des siens. Une enfant est privée d'amour et de chaleur. Car à son âge, elle doit lutter pour la survie des siens. Elle, c'est la petite mendiante de Tizi Ouzou.