«Cessez de nous prendre pour des sous-citoyens!» Des pères de famille dans leur intégralité, sans être impliqués dans des crimes, sans porter de balafres sur le visage, sont pourtant...pointés du doigt. Ils se lèvent aux lueurs de l'aube, comme si une cloche assourdissante les tiraient de leur sommeil. Destination: les décharges publiques, espérant trouver quelques objets jetés par les voisins. Une once de pain supplémentaire. «Un biberon en bon état ou un fruit à donner aux enfants», souligne avec gêne, Hamid, qu'on croise tous les matins. Responsable d'une famille nombreuse, cet homme habite à Boumati (El Harrach), à quelques encablures du lycée Mohammed Boussaïdi, se «réveille avant que les agents de la société Net-Com ne surgissent». C'est là, devant cet établissement scolaire où Hamid, Madjid, Hassen...livrés à eux-mêmes, se bousculent au portillon au milieu des rats qui couinent. Des chats qui miaulent, venant prendre leur part du festin...En un tour de main, ces hommes vident, aux environs de 7 heures, des poubelles pourtant bien remplies. Irrité et en proie aux angoisses de la cinquantaine bien sonnée, Abdelmalek, un exclu de l'école, hausse le ton. «Personne ne la prend, elle est à moi cette cocotte!», crie-t-il, exacerbé, s'adressant à ses «concurrents». Sa bouche est un trou. Il n'a presque plus de lèvres. Vêtements sales, cheveux ébouriffés, un front ridé, donnant une fausse impression d'un octogénaire, ce père d'une enfant, qui préfère partager la misère avec sa maman divorcée, pue le bouc. «C'est le maillon faible du groupe», ont reconnu ses amis. Ces pères, quadragénaires pour la plupart, ces déclassés sociaux, faut-il le dire, mesurent-ils le risque d'une éventuelle morsure de ces dangereux rongeurs? Sans conteste. Cependant, la faim leur fait encore plus peur. Sachant qu'ils ne sont pas maîtres de leur avenir, ces pauvres malheureux éprouvent toute la gêne du monde devant les regards des autres. «Il faut admettre que c'est la société qui nous a tourné le dos, pas l'inverse. Cessez de nous prendre pour des sous-citoyens?», implore Madjid. Utopique, comme l'ont pensé certains, l'histoire de Hamid est la plus choquante. Une réalité. La plus amère, bien entendu. Visage crispé, un sac poussièreux à la main...pour compter le temps, cet homme fait appel à la nostalgie. Il regrette et pleure les années d'antan. Un âge d'or perdu. Il veut tout dire sur son sort, mais le choc est tellement grand, qu'il en perd sa langue. «On vit dans le simulacre», a-t-il soutenu. Ses souvenirs se sont abîmés au contact de la réalité. Le baccalaur en France, sa mésaventure commence. A peine son 19e printemps entamé, ce natif de la Kabylie est tombé sous le charme d'une jeune Flamande, elle aussi venue aux fins de parachever son cursus universitaire et devenir également cardiologue. «Une fille qui a beaucoup de qualités», a affirmé notre vis-à-vis. Cependant, les défauts de cette Belge n'ont été découverts...que trop tard. Hamid, sans qu'il le sache, faisait face à une roublarde. Il intègre un environnement qu'il n'a jamais souhaité, celui de la drogue. Lucratif certes, mais aux conséquences fâcheuses. «J'étais le dindon de la farce», s'est désolé Hamid, ne pouvant retenir ses larmes. Contre toute attente, comme il le raconte, il est versé dans un réseau de commercialisation de cette substance prohibée que gère sa copine. Une raison pour laquelle, regrette-t-il, il a été reconduit aux frontières...pour devenir une loque et vivre au compte-gouttes, voire des restes d'autrui. Mal rasé, le regard hagard, fumant sans cesse, Hamid résume son triste sort. «Faute de merles, on mange des grives.» Que font ces hommes perdus durant toute la journée? «On a la tête basse. Nous envahissons les marchés quotidiens à la recherche...». Difficile de poursuivre. Il nous quitte espérant qu'un miracle viendra mettre fin à son calvaire. Non loin d'El Harrach, à deux kilomètres du quartier dit El Djamhouria, relevant de la commune de Meftah, ces scènes pathétiques se déroulent, malheureusement, au quotidien pour quelques dizaines de bambins ayant prématurément quitté les bancs de l'école. Encore mineurs pour en connaître les conséquences futures, ils épuisent leur temps au milieu des dépotoirs malodorants et d'un collecteur des eaux usées. «On ne peut accéder à d'autres lieux de loisir auquel cas, on y trouve une sorte de parade», dit, avec amertume, à l'unisson, un groupe d'enfants aux yeux interrogateurs, dont notre présence a suscité la curiosité. Une autre partie visible de l'iceberg. Au fil du temps, la pauvreté prend de l'ampleur.