La mendicité est un état de déliquescence pour l'homme ou une entreprise florissante pour d'autres. Engoncée dans des haillons, le sourire absent de ce visage d'ange ravagé par la misère, elle tend la main. Adolescente, certes, mais les années pèsent sur sa frêle silhouette. Ramassant son regard jeté innocemment sur les belles choses qu'elle sait ne pas pouvoir atteindre, elle se remet à psalmodier sa prière «Yal Moumnin!!!» Petite mendiante, balayée par les tourments de la vie qui soufflent en rafales sur les frêles esquifs que sont les enfants en cette période où plus rien n'est comme avant. Les adolescents et adolescentes agressés par la vie sont de plus en plus nombreux à se retrouver exposés aux affres de la solitude et de la rue. La vie est de plus en plus difficile. Le pain n'a plus, et pour beaucoup, que le goût amer des difficultés sans borne que la vie réserve aux démunis et surtout aux enfants et aux êtres sans défense. On les rencontre quotidiennement à chaque coin de rue, mais hélas sans les voir, mais qui, pris seul et surtout doucement, se révèlent autant de Mozart assassinés. A côté d'autres personnes aussi risibles que faisant pitié, «ornent» les rues et rappellent à tous combien la vie est fragile. Houria, oeil de flamme Le tas de chiffon qui se tient chaque matin dans l'encoignure de la même porte d'immeuble, venu on ne sait d'où, est fidèle à ce coin de rue. Qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige, elle se tait et ne fait que murmurer sa prière quand un passant arrive à sa hauteur. Elle, c'est Houria, une adolescente frêle dont le corps semble être celui d'une gamine à peine sortie de l'enfance, et son visage, buriné par les aléas du climat et surtout par les vicissitudes de la vie. Elle a perdu le sourire et ne sait plus parler. Elle a appris que dans sa condition, il vaut mieux apprendre à dire merci. Approchée, la fille effrayée fuit notre conversation. Elle sait, la pauvre, que l'homme est un loup pour l'homme. Doucement et à force de sourire, on essaie de l'«apprivoiser». Une piécette dans sa main finit par la dérider et alors la vanne de son coeur s'ouvre tel un torrent. Une véritable écluse laissant échapper les pans de malheurs vécus à son âge. Son visage s'éclaire. Elle revoit, en ce laps de temps, son enfance, si proche et si lointaine. Houria raconte son enfance. A l'évocation des temps de jadis, son visage s'éclaire. Les traits s'adoucissent et elle retrouve quelque peu la grâce de l'enfance. «Avant, j'habitais chez mes parents, on avait une belle maison, mon père travaillait la terre et on était heureux. Mes frères, mes soeurs et moi allions à l'école et je m'étais surprise bien des fois à rêver à un avenir...» Houria se tait. Son visage se referme et sa voix se fait plus dure. Surprenant à son âge! A peine douze ou treize ans et déjà une voix éraillée. La jeune fille continue à raconter ses lambeaux de vie: «Mon père est tombé gravement malade, et après plusieurs mois, meurt, nous laissant seuls, les enfants et la maman. Personne n'était là pour nous aider, travailler pour nous, nous donner à manger, et ma mère a décidé de nous ramener en ville. Ainsi, elle nous loge chez une de ses parentes qui a bien voulu nous donner une vieille maison, et nous voilà menant le combat de la vie. Ma mère fait le ménage chez des particuliers et moi je suis là à tendre la main.» La fille regarde autour d'elle et finit par dire: «SVP, laissez-moi maintenant, je dois gagner quelques pièces et les donner à ma mère!» On part avec un pincement au coeur quand on pense qu'une gamine, à la fleur de l'âge, obligée de faire face aux vicissitudes de la vie. Un citoyen, ayant assisté à la scène, regardant de loin, finit par intervenir: «Vous avez vu dan quel état nos enfants sont souvent réduits! Cette gamine, je la vois depuis environ une année, toujours assise là à cette même place, souvent elle passe la journée sans rien dans le ventre et c'est un miracle qu'elle ne soit pas tombée malade. De temps à autre, le gargotier lui donne un sandwich que la gamine enfouit aussitôt dans son sac, pour elle, il n'est certainement pas question de s'empiffrer alors que ses frères et soeurs n'ont peut-être rien à manger.» Personne ne sait d'où vient cette enfant. On sait seulement qu'elle fait attention à ne rien déranger. Polie et réservée. Houria est loin d'être une exception. Ils sont, en effet, nombreux ces enfants de la misère, ces enfants versés dans l'ornière de la vie par une suite d'événements plus malheureux les uns que les autres. Si le père de Houria est mort de maladie, d'autres enfants ont perdu leur père mort d'une façon atroce. Se retrouver à cet âge en train de tendre la main, dire adieu aux jeux et sentir les tenailles de la faim vous labourer le ventre et, le corps à peine protégé des aléas du climat, c'est connaître «l'enfer de Dante» à douze ans. Bien avant l'heure. Les rues de Tizi Ouzou et des villes environnantes sont depuis quelque temps envahies par des femmes, souvent en groupe de trois ou quatre, en quête d'aumônes. Des femmes issues le plus souvent de la zone des bidonvilles, sise à Oued Aïssi.Elles sont ramenées tous les matins par véhicules et installées chacune à un endroit particulier de la ville. Selon des sources, ces femmes sont souvent accompagnées de bébés ou d'enfants. Un commerce florissant Les mauvaises langues prétendent que ces femmes «louent» carrément ces bébés pour faire la manche. Une façon d'attirer, encore plus, la pitié des gens. D'autres femmes se retrouvent en groupe et font les petites villes autour de Tizi Ouzou, et certaines n'hésitent pas à faire du porte-à-porte pour quémander auprès des familles une piécette. Il faut dire que ces mendiantes refusent le pain et autre nourriture. Elles exigent de l'argent. On les retrouve à Maâtkas, Beni Zmenzer et Beni Douala, pour ne citer que ces endroits plus proches de Tizi Ouzou. Une camionnette les prend en charge le matin et les «distribue» sur les villages. Chacune devant gagner son pain. Habillées d'oripeaux kabyles et baragouinant quelques mots en kabyle, elles sont là à tendre la main. Ces femmes semblent habituées à ce «travail», et leurs silhouettes deviennent de plus en plus familières aussi bien devant les mosquées, les gargotes, les Postes qu'autour des marchés. Chacune ayant sa place bien indiquée et attribuée par une sorte de responsable. Ce même responsable qui les ramène le matin, exigera, le soir venu, le gain de la journée. Quant au traitement réservé à celles n'ayant rien apporté...A voir comment sont accoutrés ces êtres et surtout à lire dans leurs yeux fuyants ce regard de «chien battu», on comprend combien leur vie est des plus difficiles. L'une de ces mendiantes a bien voulu se confier après moult palabres. Elle se livre entièrement comme pour se soulager de ce poids qui lui pèse. Ramassant les pans de sa fouta sur son visage comme pour cacher ses traits et surtout pour dérober ce visage qui garde une certaine pudeur, Halima déroule le long récit de sa pauvre vie en prenant le soin, de temps à autre, d'avertir: «Vous n'allez pas dire cela, j'espère!» «Il y a de cela des années, j'étais à S., une ville assez éloignée au sud de Tizi Ouzou. Alors, la vie me paraissait si simple et surtout si belle. Après 5 ans de mariage, je perdis mon mari qui me laissa avec deux filles que vous voyez avec moi. C'était sans compter avec le destin qui sait jouer des tours...La roue de la malchance ou du destin, comme vous voulez, a tourné. Le drame, ensuite une longue errance, et enfin les rues de Tizi Ouzou.» On a compris qu'Abdelwahab, le mari de Halima, a été victime d'un accident de la circulation, la pauvre veuve et ses deux filles ont essayé de vivre dans leur douar, mais personne n'en voulait. Une jeune veuve dans un douar...«Finalement, voici les trois êtres sans défense et sur les routes errant à la recherche de ce morceau de pain jusqu'à arriver dans cette ville de Tizi Ouzou. Des personnes charitables ont accepté de m'héberger avec mes filles dans un gourbi et me voici à essayer de gagner mon pain en...tendant la main.» Halima se tait. Puis reprenant la parole, elle insiste: «Vous savez, mes filles, je vais les inscrire à l'école, il faut qu'elles s'en sortent dans la vie grâce à l'instruction! C'est tout ce que je peux faire pour elles.» Des êtres fragiles abandonnés à leur destin. Chemin faisant, des gens évoquent les mille et une facettes de cet état. L'un d'eux dira: «Connaissez-vous ce mendiant qui fait la grande avenue (avenue Abane-Ramdane) à Tizi Ouzou?» et de raconter: «Cet énergumène, car c'en est un, choisit généralement des gens aux apparences aisées et leur demande, ni plus ni moins, de lui payer un sac de semoule. Et si la personne abordée accepte, le mendiant en question le prend chez un commerçant de sa connaissance et là, la personne paie le sac de semoule que le mendiant, apparemment de mèche avec le commerçant, revend séance tenante au même commerçant à un prix dérisoire.» L'autre cas est celui de ce mendiant, une personne au gabarit impressionnant et qui semble n'avoir jamais travaillé de sa vie, aborde uniquement les ménagères en leur disant: «Donnez-moi 5DA, sinon vous allez le regretter...» Enfin, le plus désolant est cet homme qui, de toute la journée, mendie avec son jeune enfant. Et une fois la piécette empochée, se dirige vers le bar pour en écluser quelques bouteilles. Dieu que l'homme est étrange et que la vie est dure pour les gens!