La couleur de la colonisation en Algérie avait la couleur de la barbarie: le sang «impur» avait tant abreuvé de sillons que nos champs en gardent encore le souvenir! Youcef Tahari entend avoir écrit un roman - mais pourquoi veut-il nous le faire croire vraiment? Peut-être veut-il simplement taquiner notre mémoire. - car Les Chiens rouges (*) que je viens de lire de lui sont bel et bien une oeuvre de courage, de souffrance et de vérité forte contre les intelligences bouffonnes qui auraient voulu décider par une loi scélérate que la colonisation a eu des aspects positifs en Algérie,...sinon ailleurs! Et l'étrangeté - et l'indignation et la pertinence - de ce coup historico-littéraire de Youcef Tahari laissent penser que la mémoire de cet auteur algérien, qui vit en France depuis plus de quinze ans, a transporté avec lui en exil «tout le calvaire» d'un certain Salah, un homme de quarante ans, qui a certainement vécu ce qu'il raconte. L'histoire rapportée ici sous-tend le devoir d'insolence que se donne toute mémoire d'un homme fidèle à son peuple pour dénoncer sans cesse le colonialisme et ses séquelles multiples revues, corrigées et réutilisées, aujourd'hui, par le néo-colonialisme rampant, serpent d'idées plus dangereuses encore. Son Salah, dans ce roman, est plus que le témoin, plus que le récitant des événements bouleversants, tragiques d'une Algérie sous les crocs «des chiens rouges». Qu'est-ce qu'un chien rouge? Dans le récit, on en aura amplement l'explication. Les chasseurs connaissent bien ces «chiens de sang», - ces «chiens de rouge», corrigent les puristes. C'est une race de chien créée, dit-on, pour la recherche au sang. Un commentaire s'impose; je l'ai lu ailleurs; il vaut le détour pour comprendre la terrible allusion faite par Youcef Tahari dans son livre. Il s'agit, précisent les professionnels de la chasse en Europe, de chiens spécialement «éduqués» pour retrouver le grand gibier blessé par un chasseur malhabile qui n'a pu achever «le travail». Alors, explique-t-on encore, ce malheureux chasseur fait appel à une association spécialisée pour achever l'animal blessé, ne lui laissant ainsi aucune chance de s'en sortir. Les conducteurs de chiens de sang interviennent bénévolement pour retrouver les grands gibiers blessés après un tir maladroit. La règle est que, pour échapper à la honte, tout chasseur digne de ce nom doit retrouver l'animal qu'il a blessé. Il est clair que, pour pratiquer avec succès, les chiens en question suivent un long apprentissage, et que, pour avoir de bons chiens, il faut d'abord former les maîtres...Nous allons en voir le rapport avec l'objet du livre de Youcef Tahari. Salah, un maçon, «une âme sans liens» et qui rêve «de retrouver Yaminé, c'est-à-dire Zineb, la fille de Othmane et de tante Aziza», est accusé injustement d'avoir organisé la vente de plaquettes de cannabis. Dans sa cellule, il maudit le nouveau pénitencier de Berrouaghia: «Aux quatre coins du sinistre bâtiment, de redoutables tourelles de surveillance flanquaient ses fières murailles, lisses et écarlates comme les burnous des "chiens rouges" qui avaient pris le cantonnement à proximité. Ces troupes de spahis formées quelques années seulement après l'occupation coloniale étaient censées recruter au sein de la population locale, bien que des étrangers de diverses nationalités pussent y être affectés à l'instar des officiers et sous-officiers du corps d'armée. D'affolantes rumeurs circulaient, jusqu'au fond des sombres cellules de punition, à propos des massacres commis par ces escouades dévoyées. Elles sévissaient en priorité parmi les habitants des douars tenus pour rebelles à l'armée d'occupation. Razzias, déportations et séquestres s'ajoutaient à la misère, fidèle amie de la dépossession et de l'outrage à la dignité d'hommes et de femmes bafouée au quotidien par la soldatesque. L'escadron de "chiens rouges" de Berrouaghia avait été installé à l'arrière du pénitencier sur un champ de blé ayant appartenu à une faction entrée en rébellion contre les premières implantations du centre colonial. Le commandement avait ordonné de fixer là le cantonnement pour éliminer toute contestation de ces parcelles un jour ou l'autre.» Le ton est donné. Salah va purger cinq années de prison et souffrir le désespoir d'avoir perdu Yaminé, «la délicate gazelle». Mais lorsqu'un soir Ba Miloud, le vétéran de Berrouaghia, rend l'âme, les «chiens rouges» sont lâchés. L'animal blessé, tout le peuple, est pris en chasse par «les chiens rouges», sous la direction de maîtres impitoyables dans l'art de la corruption et de l'ignominie. Salah entre en scène et active «au moment de la Grande insurrection» qui révèle des personnages héroïques de la paysannerie en révolte. Son odyssée, vécue dans plusieurs régions du pays, nous fait découvrir, de Berrouaghia et jusqu'à Alger, tout le bouleversement provoqué par la colonisation. Les Chiens rouges complètent le roman historique La Falaise des sept lumières (2004) et confirment l'option prise par Youcef Tahari dans sa première oeuvre, une pièce de théâtre intitulée Les Colliers de jasmin et qui est celle de dire son pays et contribuer à l'existence d'une littérature algérienne, née en Algérie et développée en Algérie. (*) LES CHIENS ROUGES de Youcef Tahari Casbah-Editions, Alger, 2007, 191 pages.