La pensée artistique n'est pas dupe et ne façonne pas les goûts à coups de millions de dollars... C'est déjà difficile de parler de cet «Orient compliqué», alors aborder son cinéma c'est une vaste gageure qu'il faut entamer avec moult précautions...Pourtant l'exercice est incontournable ici à Cannes! Comment évoquer le travail d'un cinéaste israélien par exemple, sans verser dans un discours militant, se substituant au critique chargé de lire des images et de décoder un propos? Le background est nécessaire, voire incontournable. Surtout quand on risque, à première vue, de nager à contre-courant de la critique cannoise... Car il y a eu un enthousiasme presque contagieux pour Valse avec Bachir de Ari Folman. Une fiction en animation qui revient sur le moral des troupes de Tsahal, la veille de l'invasion du Liban en 1982... Le prétexte était trouvé et même évoqué dans le film: La mort de Bachir Gemayel, «notre ami le plus sûr dans la région» (dixit les Israéliens). Pour mémoire, Bachir fils de Cheikh Pierre Gemayel avait été préféré à son frère ainé Amine, justement pour son charisme et son aura, frisant l'idolâtrie dans les milieux maronites les plus virulents, les fameuses Kataeb (Phalanges)... Folman donc, évoque son propre traumatisme qui se manifeste régulièrement sous l'aspect d'une meute de chiens sauvages, traversant la ville tous crocs dehors, les yeux en feu...Alors, frappé d'amnésie, il décide de faire sa propre enquête afin de reconstituer les pièces du puzzle libanais, «made in Israël». Il ira donc jusqu'en Hollande recueillir les souvenirs d'un de ses anciens compagnons de cette invasion barbare, retiré depuis du côté des polders néerlandais... La reconstitution est parfaite, rien ne manque pour décortiquer le trauma. Et l'on se surprend admiratif devant ce travail d'introspection de l'âme du soldat brisé par la guerre! Mais voilà, le film ne se limitait pas à cela! Le pacifisme de Folman n'est pas celui de l'écrivain Amos Oz ou de l'ex président de la Knesset, Abraham Burg, qui viennent de rappeler leur responsabilité, du moins celle de leurs dirigeants, dans le désastre que vivent les Palestiniens depuis une soixantaine d'années! Si Valse avec Bachir voulait démontrer une vérité aussi évidente que la théorie de la relativité, l'objectif a été largement atteint. Même si l'on sait que depuis toujours, l'homme en bon prédateur a toujours feint d'ignorer cela!...Mais voilà, cette thérapie déclenchée par l'ex-soldat devenu cinéaste, a quelque chose de douteux dans son essence même. Quelque chose de tronqué, délibérément, l'inconscient n'y étant plus pour beaucoup, à partir du moment où c'est montré et confirmé même par le réalisateur dans une interview: «Ce qui est sûr c'est que les phalangistes chrétiens sont pleinement responsables du massacre de Sabra et Chatila. Les militaires israéliens n'ont rien commandité». Et c'est dans cette brèche que presque la totalité des critiques cannois ont foncé tête baissée. Par ignorance, voire par amnésie... Car ce que ne dit pas Folman, son compatriote Amnon Kapeliouk, auteur de Arafat, l'irréductible, (le seul à avoir énoncé le chiffre de 3500 victimes) l'énonce clairement dans son livre-enquête (Ed. Le Seuil): Lorsque le général Drori appelle par téléphone Ariel Sharon et lui annonce: ´´Nos amis avancent dans les camps. Nous avons coordonné leur entrée.´´ Ce dernier répond ´´Félicitations!, l'opération de nos amis est approuvée.´´ Kapeliouk cite aussi les conclusions de la commission Kahan: «Le ministre de la Défense Ariel Sharon était personnellement responsable´´ des massacres.»... Kapeliouk enfoncera encore plus le clou: «Jusqu'au matin du samedi 18 septembre 1982, l'armée israélienne, qui savait parfaitement ce qui se passait dans les camps, et dont les dirigeants étaient en contact permanent avec les dirigeants des milices qui perpétraient le massacre, s'est non seulement abstenue de toute intervention, mais a pris une part active au massacre en empêchant des civils de fuir les camps et en organisant un éclairage constant des camps durant la nuit, moyennant des fusées éclairantes, lancées par des hélicoptères et des mortiers.» Il est légitime pour le cinéaste israélien de faire ce travail sur lui-même et c'est tout aussi bien pour l'avancée de la paix dans la région, si les soldats israéliens se rendaient compte, chaque jour encore plus, de la guerre illégitime qu'ils ont menée (et qu'ils poursuivent encore) au peuple palestinien. Mais il serait absurde de laisser dire que Sharon et Begin n'ont pas du sang de Sabra et Chatila sur la conscience! Persister à l'ignorer nous amènerait à croire que le dernier plan documentaire celui de Valse avec Bachir et qui montre cette mère palestinienne hurlant Où sont les Arabes?, n'est pas innocent. Viserait-il à dire que le crime de septembre 1982 dans le camp de Sabra et Chatila n'est qu'une affaire entre Arabes? Le procès d'intention n'est pas loin. Alors contentons-nous de dire à Ari Folman: «Tu n'as rien lu de Kahan et Kapeliouk», voire «tu n'as rien vu à Sabra et Chatila!». Encore un effort de psychanalyse Ari et vous pourriez écrire la suite: «Le dernier tango à Chatila», avec Bachir et Sharon... Le Sel de la Mer: amer depuis 1948... Anne-Marie Jacir, jeune cinéaste palestinienne qui a choisi pour son premier film de raconter le retour d'une jeune Palestinienne de Brooklynn sur la terre de ses grands-parents, chassés de Jaffa, en 1948, a fait involontairement écho à Folman, avec son film Le Sel de la Mer... Soraya débarque donc à Ramallah, après un éprouvant interrogatoire à l'aéroport de Tel Aviv, et se pointe au guichet de la banque anglaise dans laquelle son grand-père avait laissé 375 livres palestiniennes avant de prendre le chemin de l'exil...Cela prêterait à sourire si ce n'était le tragique de la situation dans laquelle va plonger l'héroïne de ce road-movie hallucinant, tant les obstacles (check-points et encerclements) paraissent invraisemblables...Pourtant, c'est une réalité qui n'a rien de fictionnel, un quotidien qui accule les assiégés dans leurs derniers retranchements...Réduisant, du coup, leur espace vital à sa portion la plus congrue.... Sur le terrain, Anne-Marie Jacir a vécu un tournage qui était matière à un autre documentaire pour dire la même chose que sa fiction: «Le film est un road-movie qui se passe aussi dans la Palestine historique (Israël), or il est difficile de se déplacer. (...) L'acteur principal palestinien, Saleh Bakri, n'avait pas le droit d'aller à Ramallah (Cisjordanie), car il a la nationalité israélienne, mais l'équipe cisjordanienne n'avait pas le droit de quitter Ramallah. Saleh Bakri a dû ainsi se faufiler pour arriver à Ramallah et quand l'armée israélienne faisait une descente sur le plateau, il devait se cacher.». Anne-Marie Jacir ajoute: «Pendant la seconde partie qui se passe dans la Palestine historique, Bakri était en situation régulière, mais notre équipe de Ramallah, elle, n'a pas été autorisée à nous suivre...». Ce fut un moment très poignant que la présentation de ce film palestinien dans la section «Un certain regard», l'équipe du film est monté en keffieh autour du cou, Thierry Frémaux, le délégué du Festival de Cannes, avait le sien, offert par Anne-Marie Jacir, sur les épaules! La Palestine était là, au coeur. Mais pas dans celui des producteurs et autres financiers arabes! Jacques Bidou, le producteur français, a dû réunir une douzaine de partenaires européens pour financer ce film. Les Belges ont même fait modifier le règlement de leur Centre du cinéma pour pouvoir y participer. La présence sur scène de l'acteur américain, Dany Glover, signifiait aussi sa participation en tant que co-producteur du très beau film de Anne-Marie Jacir... Le soir même, l'équipe de La Nuit de Baby Doll, avait loué une salle au Marché du Film pour faire une soirée très «ollé ollé» au film du réalisateur égyptien Adeeb»...Un gâchis d'argent et de moyens qui montre l'immensité du complexe qu'ont certains Arabes à l'égard de l'Amérique...La fête sur la plage du Carlton suivit... En outre, c'est la plus mauvaise idée de cinéma du grand Mahmoud Abdelaziz, pathétique dans ce film qui, non seulement montre une hypocrite image de l'Egypte, celle des filles aux cheveux dans le vent et où l'apartheid à l'égard des femmes ne serait qu'une vue de l'esprit et où l'amour n'est plus un délit civil et sociétal etc. Mais aussi, et c'est ce qui est le plus grave, et à force de vouloir contenter tout le monde, même les Gamâat armées, fait montre d'une grande compréhension à l'égard du terrorisme en Egypte...Le face-à-face d'un général de la police et du chef terroriste Al Assiouti (Nour Al Sherif) est révélateur de cette schizophrénie ambiante, et son ambigüité laisse perplexe à plus d'un titre... Sans compter le double langage: la guerre faite aux Palestiniens devient, en version originale (en arabe, donc) pire que l'Holocauste et dans le sous-titrage anglais une «new injustice»... Et malgré tout cela, ce film ne sera pas retenu ni par Berlin, Cannes ou Venise...Le strip-tease ne paie que dans les lieux appropriés, pas ailleurs. La pensée artistique n'est pas dupe et ne façonne pas les goûts à coups de millions de dollars...Certains de nos amis égyptiens ne l'ont pas encore compris, tant pis pour eux...Ils n'ont qu'à faire un stage en Roumanie pour apprendre comment on fait des films capables de décrocher même une Palme d'Or.