Tous les soirs, ils se rencontrent au café Marsa du port, avec leurs bleus «Shanghai», regardant, avec nostalgie, des milliers de conteneurs en souffrance sur les quais, par manque de bras. Il y a des métiers qui ne meurent jamais, dit-on. Celui de docker fait partie de ces professions que ni les contingences de l'histoire, ni la vague déferlante de la modernisation et la mécanisation à outrance, n'ont pu venir à bout. Bien que les effectifs de cette corporation aient été réduits à cause du modernisme. Malgré cela, la fonction de docker continue toujours d'attirer les bras. Certaines villes, dont les ports au passé millénaire étaient considérés parmi les plus anciens du Bassin méditerranéen, n'ont pas échappé à cette règle. Les dockers, cette fraction sédentaire des gens de la mer, font encore partie du décor portuaire, même si leur nombre s'est considérablement réduit en deux décennies. A titre d'exemple, ils étaient plus de 1000 à activer seulement au niveau du port de Jijel en 1980. Aujourd'hui, ils sont moins de 150 à exercer ce métier «viril» et à haut risque. Selon les statistiques de certaines structures portuaires de l'est de pays, il a été recensé, en effet, et à ce titre, pour la seule année 2007, pas moins de 80 accidents de travail. Les dockers ont été, durant les années coloniales, le «fer de lance» du syndicalisme dans ces régions. Seuls leurs «camarades» cheminots pouvaient, à cette époque, leur disputer ce champ de l'action militante. Les jeunes héritiers de ce métier, amateurs suivent le parcours à l'instar des anciens qui se rappellent encore, avec fierté, des actions qui ont jalonné les luttes sociales et dont leurs aînés étaient des acteurs actifs. La grève de 1953, déclenchée au port d'Oran avant de se propager à travers tous les ports d'Algérie, en signe de solidarité avec le peuple vietnamien, était un indice de force et a valu à ses auteurs une lettre de félicitations et de reconnaissance signée par la main de Ho Chi Minh. Les grévistes, en refusant de charger des équipements militaires à destination de ce pays, en lutte contre le colonialisme français, ont réussi à paralyser le port pendant plusieurs jours et entraîner, dans le sillage de leur action, d'autres secteurs d'activité. Ces travailleurs, dont la plupart gardent la connotation de la «goumina» dans leur langage, avaient leurs habitus, ce trait instinctif qui différencie les catégories sociales. Le bleu «Shanghai», le pull marin et le béret basque, faisaient partie de leur tenue vestimentaire. Ceux de la génération actuelle, dont les familles ont été «disséminées» dans différents quartiers de Annaba, Béjaïa, Jijel et d'ailleurs, au gré des opérations de recasement, continuent comme par atavisme, de reproduire ce même habitus avec une touche moderniste. A Annaba, les anciens dockers se rencontrent tous les soirs dans le café Marsa du port, avec leurs bleus «Shanghai», sirotant un café ou un thé, évoquant mille et un souvenirs, et regardant avec nostalgie, des milliers de conteneurs, en souffrence sur les quais du port, par manque de dockers, comme ils se vantent à le dire «les bras de fer». Car, à Annaba, ce n'est en rien le modernisme qui est à l'origine de la diminution du nombre des dockers. C'est le changement de mentalité, d'une part et le gain facile, d'autre part. Abordés sur la question, les anciens n'avaient qu'un seul voeu, retrouver leur jeunesse et refaire ce métier qui, leur a fait traverser le monde, depuis la Méditerranée jusqu'à l'Asie, en dépit des dures conditions d'alors. Certaines des nouvelles recrues, bien que ne dépassant pas la cinquantaine, avouent avoir eu recours à ce métier, faute d'alternative. Sans instruction, ils n'avaient que les quais du port pour être «hammal». D'autres, par nostalgie, ont perpétué un job ancestral d'autant que les conditions de travail ne sont plus les mêmes. Aujourd'hui, la profession est régie par le Code du travail.