«... Avec, à la lèvre, un doux chant, Avec, à l'âme, un grand courage, Sans laisser voir, sur son visage, Ni l'air jaloux ni l'air méchant, Il retournait le champ des autres Et quand la mort lui a fait signe de labourer son dernier champ Il creusa lui-même sa tombe en faisant vite, en se cachant» (Georges Brassens (Pauvre Martin) Que l'on aborde l'histoire scientifique et technique de l'université algérienne, Belkacem Azzout est incontournable. Que l'on aborde l'Algérie par son histoire et sa culture, on y rencontrera Belkacem Azzout, comme témoin des siècles. Que l'on aborde l'Algérie et l'universalité, que l'on aborde l'Algérie par son identité, et on y rencontrera Belkacem Azzout, l'homme et le critique, le sage. En fait par quelque bout qu'on le prenne, Belkacem Azzout ne cessa d'intriguer et de surprendre. On croit le cerner, le mettre «en équation», il n'en est rien, il nous manque toujours un paramètre pour l'appréhender. Il est comme le reflet d'un rayon de soleil insaisissable à la surface d'une eau qui ondule sous l'effet d'une brise. Je suis sûr qu'il aurait apprécié que l'on convoque pour sa mémoire les belles lettres, les classiques et les humanités dont il était tant féru. «Il vivait, il mourut...» aurait dit Victor Hugo. Il avait une voix délicieusement rocailleuse et la façon dont il apostrophait affectueusement son interlocuteur par un tonitruant «Kiraak», nous mettait immédiatement en confiance. L'homme était capable de parler de l'Homme de Tifernine près de Mascara la bien nommée et dont il tirait à la fois fierté de son ancêtre, tout en ne s'empêchant pas de tourner en dérision les autochtones de son terroir qui disait-il sont pour les Algériens ce que sont les Belges pour les Parisiens. Justement, à propos de l'Homme de Tifernine qui a vécu il y a 1,7 million d'années, il devrait, disait-il, inciter ceux qui se prétendent arabes et de ceux qui martèlent leur berbérité à un peu plus d'humilité. L'homme, le scientifique, a eu une carrière universitaire bien remplie, a fait une thèse de doctorat et a publié dans des revues de qualité. A titre d'exemple, l'une des publications de sa thèse: Development of gluconeogenesis from dihydroxyacetone in rat hepatocytes during a feeding cycle and starvation, il y a de cela près d'un quart de siècle parue dans la prestigieuse revue Journal of Biochemistry. Il eut aussi une carrière administrative où il fut un brillant commis de l'Etat, ne ménageant pas sa peine, notamment pendant la décennie rouge, il témoigna au quotidien par sa fonction administrative mais aussi par son enseignement, qu'il n'abandonnait pas, que l'Algérie était debout. Mais par-dessus tout, je veux témoigner de l'éclectisme du personnage! Jugez-en plutôt: Dans l'écriture d'un ouvrage où je voulais mettre en exergue l'apport de l'Algérie au patrimoine culturel mondial durant le Moyen àge, il attira mon attention sur Leonardo Fibonnaci que nous connaissons dans le domaine des mathématiques comme celui qui a proposé les suites mathématiques appelées bien plus tard les «suites de Fibonacci». Ce mathématicien italien vivait à Béjaïa où il commença son éducation en mathématiques. A cette époque, Béjaïa était un grand centre intellectuel, où résidaient des savants comme Sidi Boumedienne, Ibn Hammad, Abd al-Haqq al-Ishbili et Abu Hamid al-Sarir. En 1202, Fibonacci en rapporta les chiffres arabes et la notation algébrique. En 1202, il publie Liber Abaci («Le livre des calculs»), un traité sur les calculs et la comptabilité fondée sur le calcul décimal à une époque où tout l'Occident utilisait encore les chiffres romains et calculait sur abaque. Ce livre est fortement influencé par sa vie dans les arabes; il est d'ailleurs rédigé en partie de droite à gauche. Il dédia son mémoire à son maître Bajaoui «Ex merabili Magisterio» «le Maître admirable». Que dire encore de Belkacem au risque d'être redondant? C'était un intellectuel au sens de l'honnête homme du XVIIIe siècle européen ou des huit siècles de lumière de la civilisation musulmane. Après l'intellectuel héroïco-critique de Julien Benda et l'intellectuel organique de Gramsci, on sait qu'Edward Saïd avait inventé ainsi l'intellectuel «exilique». Pour lui, l'exil est plus que la métaphore de la condition de l'intellectuel, il en est l'essence. L'exilé ne se sent à sa place ni dans sa terre natale, ni dans son pays d'accueil. Or, le sentiment qu'il éprouve de ne pouvoir habiter nulle part est aussi une chance, intellectuellement. Car l'exilé perçoit naturellement toutes les choses dans une perspective à la fois comparatiste et historique. Quel que soit le lieu où il vit et où il s'exprime, l'intellectuel est dans une position d'outsider dès lors qu'il choisit de ne faire primer aucun attachement, aucun intérêt particulier sur ce que Saïd appelle le devoir de vérité et d'universel. A bien des égards Belkacem Azzout était un intellectuel exilique au sens d'Edward Saïd. Il avait son franc-parler avec humour, le tout naturellement «enveloppé». À l'heure où les experts de toutes sortes se bousculent aux portillons du pouvoir, l'intellectuel digne de ce nom doit au contraire revendiquer le droit à la liberté qu'offre l'amateurisme. l'intellectuel amateur prend le risque de sortir de sa spécialité, de s'intéresser sans honte aux questions politiques de son temps, d'utiliser d'autres moyens d'expression que la publication universitaire. Belkacem Azzout était sous des dehors anodins voire simples, un puits de connaissances. Il avait fait ses classiques et ne pouvait se passer de la lecture, il dégustait les livres, sa passion pour l'histoire, la culture et les relations internationales. Il avait toujours le mot juste pour décrire une situation complexe mais par-dessus tout pour lui il ne faut pas condamner mais comprendre. Il m'est arrivé, certaines fois en discutant d'avoir des positions tranchées, il arrivait bien souvent à me convaincre de nuancer et de me mettre à la place de l'Autre. Et immanquablement on redevenait tolérant A sa façon, Belcacem avait la désinvolture de Gavroche avec un caractère trempé à la Jean Valjean. Il me disait souvent: «Il faut faire les choses sérieusement, sans se prendre au sérieux» J'ai appris avec peine qu'il s'est éteint discrètement, c'était tout à fait lui, à sa façon, le devoir accompli, Belkacem Azzout est revenu parmi les siens, sans déranger personne il s'en est allé sur la pointe des pieds et avec élégance, il nous a tiré sa révérence. Ces vers du poète rendent mieux que mille discours notre peine: «C'est un ami de l'enfance qu'aux jours sombres du malheur nous prêta la providence pour appuyer notre coeur, il n'est plus: notre âme est veuve: il nous suit dans notre épreuve et nous dit avec pitié Ami si ton âme est pleine de ta joie ou de ta peine qui portera la moitié?». L'Algérie millénaire a perdu en Belkacem Azzout un fils aimant, un fidèle serviteur. Puisse- t-elle s'en souvenir et refuser, enfin, la tyrannie de la médiocrité et rendre à chacun sa juste place, non pas en fonction de sa capacité de nuisance mais en fonction de son apport réel à l'édification de cette Algérie qui nous tient à coeur.