Depuis sa disparition, on ne fait que ressasser les mêmes phrases élogieuses mais creuses que l'on convoque à chaque commémoration. «Toute la vie et l'oeuvre de Mohia ont consisté à démystifier et à démythifier. À un jeune venu lui dire qu'il était prêt à mourir pour tamazight, Mohia répond: ´´Tu seras un Homme quand tu sauras vivre pour tamazight.» A travers ce témoignage du poète Benmohamed, on peut avoir une idée de la philosophie du premier adaptateur de théâtre berbère. Mohia n'a certes pas écrit des chefs-d'oeuvre mais en traduisant les meilleures pièces du théâtre universel vers la langue berbère, il a contribué grandement à la renaissance de cette langue plusieurs fois millénaire. En adaptant des oeuvres de Jean-Paul Sartre, Brecht, Lu Xun, Samuel Beckett et d'autres encore, Mohia ne savait peut-être pas que la meilleure manière de faire renaître une langue de ses cendres était justement la traduction des plus grands textes. Mohia a effectué ce qui lui revenait de faire, mais le reste n'a pas suivi. Ce n'est sans doute pas avec des commémorations folkloriques que l'on pourrait vraiment s'inscrire dans la continuité du travail réalisé par Abdellah Ouyahia (c'est le vrai nom du dramaturge). On peut interroger les jeunes d'aujourd'hui et ils se compteront sur les doigts d'une seule main, ceux d'entre eux qui répondront connaître Mohia. Ce n'est pas de leur faute. Depuis sa disparition, il y a quatre ans, on ne fait que ressasser les mêmes phrases élogieuses mais creuses que l'on convoque à chaque commémoration. Témoignage d'un ami Ce qui est valable pour Mohia l'est d'ailleurs tout autant pour Mouloud Mammeri et Lounès Matoub, deux autres piliers de la culture berbère. Mais si ces derniers ont imprimé ou édité leurs oeuvres de leur vivant, ce n'est pas le cas de Mohia qui produisait dans un contexte hostile, celui de la clandestinité au départ, puis celui de l'animosité entre frères ennemis, dû à un multipartisme qui a tout l'air d'avoir fait plus de mal que de bien. De son vivant, Mohia refusait que les pièces qu'il a traduites vers le kabyle fassent l'objet de vente. Il ne voulait pas faire de commerce. Il enregistrait des cassettes avec ses propres moyens et les distribuait à ses connaissances. Aucune de ses pièces n'est disponible sur des supports écrits. Pourtant, aucune langue ne peut vivre sans écriture. Surtout dans le contexte de mondialisation que nous vivons où la langue anglaise a pénétré jusqu'au village berbérophone le plus reculé. Mohia a aussi écrit des textes souvent ironiques à des artistes devenus célèbres. C'est dire que l'homme mérite bien mieux qu'une gerbe de fleurs ou une exposition de photos ou de coupures de presse. Mohia a fait partie de la génération de lycéens de Tizi Ouzou, la plus brillante. Il s'agit d'adolescents ayant rejoint le lycée de la ville des Genêts juste après l'Indépendance. Ils sont nombreux ceux qui ont côtoyé l'artiste de Tassaft. Lorsque nous demandons à quelques-uns d'entre eux de nous parler de lui, ils répondent à l'unanimité, que Mohia ne parlait pas beaucoup. En revanche, il lisait énormément. «Il lisait beaucoup. Il avait tout le temps la tête plongée dans un livre», nous confie M.T., un ancien ami à lui habitant actuellement dans la région de Boudjima. Notre interlocuteur a fait le même lycée que Mohia de 1963 à 1968. Les deux hommes étaient très proches. «A l'époque, Mohia ne projetait pas encore de se lancer dans l'écriture et la traduction. Du moins, il n'en parlait pas. C'était quelqu'un de taciturne, lorsqu'il prenait la parole, c'était souvent pour dire quelque chose de réfléchi», affirme encore M.T. Ce dernier précise que dans toutes les matières, Mohia était brillant. Il est rentré à l'université de Ben Aknoun pour préparer une licence de mathématiques en 1969 après l'obtention de son baccalauréat: «Puis il est revenu nous enseigner les maths au lycée.» Une fois cette période terminée, les deux copains ne perdent pas contact puisqu'en 1981, ils se revoient en France. Mohia a déjà entamé sa «carrière» artistique. Il a produit beaucoup. M.T. se souvient du moindre détail de leurs retrouvailles: «Je l'ai revu au deuxième arrondissement de Paris. Il travaillait très dur pour gagner sa vie. Nous avons beaucoup parlé du présent et du passé, de nos souvenirs communs. Avant de le quitter, il m'a offert sept cassettes où il y avait tous ses travaux.» Mohia, nous confie notre interlocuteur, refusait de vendre ses cassettes. Quand quelqu'un voulait écouter, c'est lui-même qui se chargeait de lui dupliquer une copie. L'homme avait un caractère exceptionnel, selon les personnes qui l'ont approché. Il était entier et avait une aversion avérée pour l'argent, à tout prix. Le poète Benmohamed dit de lui: «Dur avec lui-même, il l'était parfois avec les autres aussi. Il ne supportait pas l'hypocrisie. Le ´´forgeron de mots´´ qu'il était, n'acceptait pas les paroles truquées, celles qui n'étaient pas à leur place ou qui étaient déviées de leur sens. En mathématicien pratique, il ne supportait pas que l'on privilégie l'accessoire pour délaisser l'essentiel.» Mohia avait une conception très différente de la berbérité. Il s'opposait farouchement à la folklorisation de cette culture. Pour lui, tamazight devait bénéficier d'un traitement plus noble. «C'est ce Mohia qui refusait de réduire la berbérité à la seule exhibition du signe Z de amazigh ou du seul salut par le mot "azul". Pour lui, la berbérité est un art de vivre selon un certain nombre de valeurs. Comme il faisait une lucide distinction entre valeurs et traditions, entre militantisme et manipulation, il réagissait de manière parfois violente contre toute forme de suivisme irréfléchi. Ce qui déroutait beaucoup de nos militants berbéristes exaltés», a témoigné encore Benmohamed au lendemain de la disparition du dramaturge. Mohia est né le 1er novembre 1950 à Azazga tandis que ses parents étaient originaire du village d'Aït Rbah, près de Tassaft Ouguemoun. Après des études brillantes à Azazga puis au lycée Amirouche de Tizi Ouzou, Mohia se déplace à Alger pour poursuivre ses études universitaires. A Alger, il fait partie des jeunes qui ont suivi les cours de berbère dispensés par Mouloud Mammeri. C'est d'ailleurs durant cette période qu'il s'initie à l'écriture poétique. Il lit son premier poème devant l'écrivain qui l'en félicite et l'encourage. Ce premier poème sera chanté par le groupe engagé Imazighen Imula. Il obtient une licence en mathématiques avant de s'envoler vers la France. A Paris, il participe à un concours et s'inscrit à l'Ecole d'ingénieurs en hydraulique en France 1973, soit une année après l'obtention de sa licence. Mohia se joint au Groupe d'études berbères de l'université Paris VIII (Vincennes). Il devient un des animateurs du Bulletin d'études amazighes (BEA) puis Tisuraf. Pour gagner sa vie, il travaille comme veilleur de nuit dans un hôtel du VIIe arrondissement. Il anime la troupe Asalu à partir de 1983. «C'est autour de cette dernière qu'un atelier de traduction-adaptation s'est constitué», selon une biographie de «tamazgha». Les amis de Mohia nous ont confié que celui-ci a géré un commerce d'alimentation générale à Paris avant d'enseigner tamazight au siège de l'Association culturelle berbère. Polémique avec Lounès Matoub Sans connaître vraiment la version exacte, une grande polémique a opposé les deux grands hommes de culture. Matoub était à ses tout débuts. Il se raconte que le Rebelle aurait refusé de chanter le texte ironique écrit par Mohia, intitulé «Sbah Lkhir i Barzidan». Certains observateurs affirment que parce que la teneur du texte ne «serait pas à la hauteur poétique» à laquelle ambitionnait Matoub. D'autres évoquent que Lounès était encore trop jeune et aurait eu des appréhensions à chanter un texte aussi politiquement incorrect. Cette version ne peut pas tenir la route puisqu'à la même période, Matoub a chanté des textes d'une virulence extrême à l'égard du système politique. Une chose est sûre, les deux hommes ne s'entendaient pas. Mohia a écrit un poème où il s'en est pris à Matoub et dans lequel il reprochait à ce dernier «son manque d'audace» à l'époque. Matoub, à son tour, compose une chanson «Adhu» dans laquelle il s'en prend à son tour à Mohia. Selon plusieurs observateurs, cette polémique qui ressemble à celle qu'aura le Rebelle avec d'autres artistes quelques années plus tard, aurait, à l'origine, des manipulateurs de l'ombre, malintentionnés, qui abusaient de la sincérité extrême des deux hommes afin de nuire aux proportions que commençait à prendre la culture berbère avec l'arrivée d'hommes et d'artistes courageux qui allaient défier le pouvoir de l'époque. Mais cette polémique peut être prise du bon côté dès lors que dans tous les pays du monde, des divergences de fond ont opposé des poètes de grande dimension. Ce malentendu a toutefois fait long feu puisqu'on n'a plus entendu parler de conflits entre les deux hommes. Leur oeuvre étant plus importante.